jeudi 7 août 2014

L'une ou l'autre


Le jeune homme était dans la file d’attente, devant moi. Dans cette grande enseigne de loisirs, culturels et créatifs, l’attente aux caisses enregistreuses était toujours longue, celles-ci  étant d’une ergonomie à faire peur, malgré leur modernité à toute épreuve. Je prenais mon mal en patience en observant les achats de ceux qui me précédaient, maladroitement empilés sur la minuscule banque, étroite et peu pratique, pour les clients comme pour l’hôtesse de caisse, résignée. Le jeune homme était d’une carrure monumentale, en tenue de vacances, short long et tee-shirt flottant. Seul, en vacances dans cette grande ville ? Je ne me serais pas posé de questions si je n’avais aperçu ses différentes acquisitions : un CD de Khaled, un guide touristique du Maroc et le Saint Coran, relié pleine toile.
Bien entendu, mon imagination a fait le reste. Mais au contraire de ce que nous assénait chaque « une » des quotidiens, en ces temps de guerres lointaines et pourtant si proches, je ne me fis pas peur en allant imaginer pour ce jeune homme un parcours terrifiant et sanglant, fait d’engagement fanatique et armé, dans un pays dont il aurait pu être issu.
En face de moi, après le passage aux caisses, il y avait aussi le type du service d’ordre. Le baraqué de la sécurité, qui scrute les sacs volumineux ou les bandes de jeunes oisifs, forcément suspects. Au passage du jeune homme, il s’est rapproché du comptoir et comme moi, a regardé ses achats. Il a levé les yeux et j’ai compris que contrairement à moi, lui n’imaginait pas la même histoire, le même déroulement. Dans ses yeux étaient plutôt la contrariété, la suspicion, la peur, l’incompréhension.
Avec tristesse, j’ai pensé que c’était peut être lui qui avait raison car son histoire pouvait être aussi vraisemblable que la mienne. 
Une glace à deux boules, au choix : saveur sucrée ou amère.
1
Samir est né à Marseille, mère française et père marocain, union hasardeuse, fortuite, rencontre estudiantine comme tant d’autres, de celles qui ne sont pas faites pour durer. Celle-ci a pris fin au retour du garçon dans son pays natal, une fois ses études commerciales terminées. Est-il parti malgré l’enfant ? Sans connaître l’enfant ? Peu importe pour l’instant puisque la mère, Françoise, a décidé de le garder. Après l’IUFM, elle a presque choisi de démarrer sa carrière d’instit dans le Vaucluse, un peu loin de Marseille, pas trop, là où personne ne la connaissait, ni elle ni son histoire. Et son fils a grandi naturellement, tant d’enfants étaient alors élevés sans père qu’il n’était pas mal à l’aise et comme Samir était grand et fort et qu’il s’appelait Piquier, comme sa mère, personne ne posait de question. Bien sûr, il y eut des mots d’enfants durs et pesants dans la cour d’école, il y a eu des pleurs, des révoltes et des questionnements mais pas vraiment plus que chez d’autres adolescents plus boutonneux et aux joues plus nacrées. Samir avait la chance d’être enfant unique avec une mère institutrice qui pouvait passer beaucoup de temps pour lui expliquer le monde. Quand les questions sur son père sont arrivées, Françoise n’a pas toujours pu botter en touche et à la fin du collège, Samir a entendu l’histoire d’amour de ses parents, court-métrage aux couleurs fanées. Bizarrement, cette histoire l’a plutôt fait grandir d’un seul coup. Au lycée, il était moins révolté et plus curieux de ses origines, commençant à s’intéresser aux pays du Maghreb, à tous ces jeunes issus de la diversité comme on dit, les voyant de moins en moins nombreux en classe, de plus en plus dans la rue, bandes de garçons fanfarons aux vêtements clinquants. Lui ne parlait pas arabe, ne pratiquait aucune religion, était considéré comme les autres, sans même avoir à parler d’intégration. Il était "entre deux" et en avait à peine conscience. Les printemps arabes ont coïncidé avec sa majorité, il suivait les actualités et rêvait à ce père inconnu et absent : de quel bord était-il donc ? Côté pouvoir et gourdin ou côté peuple aux cris de révolte ? Quand il fallut choisir sa voie, Samir s’est inscrit en fac de lettres, en licence d’histoire, spécialité Moyen Orient, option langue arabe. Au bout de deux années, il a compris qu’il devait franchir le pas pour aller plus loin. Il a pris son passeport, son sac, et il est parti sur la route, à la rencontre du pays de son père, sans beaucoup d’espoir de le retrouver, mais son but était autre. En chemin, il s’arrête dans une grande ville et achète quand même un guide du Maroc, histoire de ne pas perdre son temps, le dernier disque de Khaled pour se familiariser avec la langue arabe chantée et les mots d’aujourd’hui et, oui, aussi, le Coran, pour tenter de comprendre la racine même de la vie quotidienne de ces millions de musulmans dont il ne fait pas partie mais à la rencontre desquels il a décidé d’aller.
 2
Samir a 20 ans. Il est assis là, dans la voiture qu’il a volée tranquillement devant une villa aux volets fermés, dans la banlieue Est de cette grande ville du Vaucluse où il est arrivé à 6 ans à peine. Samir est en partance, il a décidé d’aller voir ailleurs si c’est mieux. Il a décidé d’essayer parce qu’ici il n’en peut plus des cités sans ombre dont les centres sociaux et les agences locales de la CAF regorgent quotidiennement de files d’attentes passives et résignées. La vie, dans cette cité, est toute tracée pour un garçon comme lui : l’école primaire pour apprendre à lire, écrire et compter dans cette langue que personne ne parle à la maison. Le collège qui ne l’intéresse pas et où personne ne s’intéresse à lui. Et après, plus rien, tu entres dans une bande, qui deale, qui fait des petits casses, dans l’attente de coups plus importants après lesquels soit tu commences la prison, soit tu es riche mais pourquoi faire ? Même riche, tu restes persona non grata dans mille endroits sur cette terre. Ton nom ou ta peau parle pour toi, quel que soit ton désir avoué ou caché d’en sortir. Tu peux trouver des petits boulots mais pas question de faire des études pour te sortir de là. L’ascenseur social, quelle blague, le choix n’existe pas et Samir se félicite chaque jour de ne pas avoir eu de sœur. De ne pas être une de ces filles pour lesquelles le choix de porter ou non un voile décide de leur sort. Lui, au moins, a l’illusion de pouvoir essayer autre chose, autrement, ailleurs. Alors il est parti sans rien dire, ni à ses parents ni à ses potes. Il ne sait pas vraiment où il va mais c’est en direction du Sud. Il va sûrement vers ce pays d’où il vient, il verra bien là-bas si on l’accueille à bras ouverts ou si, comme ici, il ne sera toujours qu’en surplus. En chemin, il rachète le dernier CD de Khaled qu’il aime et qu’il a oublié chez lui, un guide du Maroc pour ne rien perdre du voyage et aussi le Coran pour essayer de comprendre enfin, tardivement, ce qui a rythmé et réglé la vie de ses parents. Ce pays, il le sait, ne sera peut-être qu’une étape pour aller encore plus loin. Qu’est-ce que ça peut faire puisque sa vie ne compte pas vraiment. Il l’a bien vu aux actualités : les printemps arabes qui ont soulevé ces jeunes qui lui ressemblent sont déjà fanés et l’audace dont il rêve est encore plus lointaine, plus terrifiante, plus sanglante aussi. Il n’est pas sûr de vouloir y aller mais en tout cas il ne veut pas de l’avenir qu’on lui laisse ici. Il se dit qu’il aura peut être de la chance, comme ces rencontres fortuites et lumineuses qu’on voit dans certains road movies et qui changent la destinée du héros. Samir, un héros ? Il a envie d’aller au bout de ses limites, au bout de son désir de changement, quel qu’en soit le prix.