Le
jeune homme était dans la file d’attente, devant moi. Dans cette grande
enseigne de loisirs, culturels et créatifs, l’attente aux caisses enregistreuses était
toujours longue, celles-ci étant d’une ergonomie à faire peur,
malgré leur modernité à toute épreuve. Je prenais mon mal en patience en
observant les achats de ceux qui me précédaient, maladroitement empilés sur la
minuscule banque, étroite et peu pratique, pour les clients comme pour
l’hôtesse de caisse, résignée. Le jeune homme était d’une carrure monumentale,
en tenue de vacances, short long et tee-shirt flottant. Seul, en vacances dans
cette grande ville ? Je ne me serais pas posé de questions si je n’avais
aperçu ses différentes acquisitions : un CD de Khaled, un guide
touristique du Maroc et le Saint Coran, relié pleine toile.
Bien
entendu, mon imagination a fait le reste. Mais au contraire de ce que nous
assénait chaque « une » des quotidiens, en ces temps de guerres
lointaines et pourtant si proches, je ne me fis pas peur en allant imaginer
pour ce jeune homme un parcours terrifiant et sanglant, fait d’engagement
fanatique et armé, dans un pays dont il aurait pu être issu.
En
face de moi, après le passage aux caisses, il y avait aussi le type du service d’ordre.
Le baraqué de la sécurité, qui scrute les sacs volumineux ou les bandes de
jeunes oisifs, forcément suspects. Au passage du jeune homme, il s’est
rapproché du comptoir et comme moi, a regardé ses achats. Il a levé les yeux et
j’ai compris que contrairement à moi, lui n’imaginait pas la même histoire, le
même déroulement. Dans ses yeux étaient plutôt la contrariété, la suspicion, la peur,
l’incompréhension.
Avec
tristesse, j’ai pensé que c’était peut être lui qui avait raison car son
histoire pouvait être aussi vraisemblable que la mienne.
Une glace à deux
boules, au choix : saveur sucrée ou amère.
1
Samir
est né à Marseille, mère française et père marocain, union hasardeuse,
fortuite, rencontre estudiantine comme tant d’autres, de celles qui ne sont pas
faites pour durer. Celle-ci a pris fin au retour du garçon dans son pays natal,
une fois ses études commerciales terminées. Est-il parti malgré l’enfant ?
Sans connaître l’enfant ? Peu importe pour l’instant puisque la mère,
Françoise, a décidé de le garder. Après l’IUFM, elle a presque choisi de
démarrer sa carrière d’instit dans le Vaucluse, un peu loin de Marseille, pas
trop, là où personne ne la connaissait, ni elle ni son histoire. Et son fils a
grandi naturellement, tant d’enfants étaient alors élevés sans père qu’il
n’était pas mal à l’aise et comme Samir était grand et fort et qu’il s’appelait
Piquier, comme sa mère, personne ne posait de question. Bien sûr, il y eut des
mots d’enfants durs et pesants dans la cour d’école, il y a eu des pleurs, des
révoltes et des questionnements mais pas vraiment plus que chez d’autres
adolescents plus boutonneux et aux joues plus nacrées. Samir avait la chance
d’être enfant unique avec une mère institutrice qui pouvait passer beaucoup de
temps pour lui expliquer le monde. Quand les questions sur son père sont
arrivées, Françoise n’a pas toujours pu botter en touche et à la fin du
collège, Samir a entendu l’histoire d’amour de ses parents, court-métrage aux
couleurs fanées. Bizarrement, cette histoire l’a plutôt fait grandir d’un seul
coup. Au lycée, il était moins révolté et plus curieux de ses origines,
commençant à s’intéresser aux pays du Maghreb, à tous ces jeunes issus de la
diversité comme on dit, les voyant de moins en moins nombreux en classe, de
plus en plus dans la rue, bandes de garçons fanfarons aux vêtements clinquants.
Lui ne parlait pas arabe, ne pratiquait aucune religion, était considéré comme
les autres, sans même avoir à parler d’intégration. Il était "entre deux" et en
avait à peine conscience. Les printemps arabes ont coïncidé avec sa majorité,
il suivait les actualités et rêvait à ce père inconnu et absent : de quel
bord était-il donc ? Côté pouvoir et gourdin ou côté peuple aux cris de
révolte ? Quand il fallut choisir sa voie, Samir s’est inscrit en fac de
lettres, en licence d’histoire, spécialité Moyen Orient, option langue arabe.
Au bout de deux années, il a compris qu’il devait franchir le pas pour aller
plus loin. Il a pris son passeport, son sac, et il est parti sur la route, à la
rencontre du pays de son père, sans beaucoup d’espoir de le retrouver, mais son
but était autre. En chemin, il s’arrête dans une grande ville et achète
quand même un guide du Maroc, histoire de ne pas perdre son temps, le dernier
disque de Khaled pour se familiariser avec la langue arabe chantée et les mots
d’aujourd’hui et, oui, aussi, le Coran, pour tenter de comprendre la racine
même de la vie quotidienne de ces millions de musulmans dont il ne fait pas
partie mais à la rencontre desquels il a décidé d’aller.
2
Samir
a 20 ans. Il est assis là, dans la voiture qu’il a volée tranquillement devant
une villa aux volets fermés, dans la banlieue Est de cette grande ville du
Vaucluse où il est arrivé à 6 ans à peine. Samir est en partance, il a décidé
d’aller voir ailleurs si c’est mieux. Il a décidé d’essayer parce qu’ici il
n’en peut plus des cités sans ombre dont les centres sociaux et les agences
locales de la CAF regorgent quotidiennement de files d’attentes passives et
résignées. La vie, dans cette cité, est toute tracée pour un garçon comme
lui : l’école primaire pour apprendre à lire, écrire et compter dans cette
langue que personne ne parle à la maison. Le collège qui ne l’intéresse pas et
où personne ne s’intéresse à lui. Et après, plus rien, tu entres dans une bande,
qui deale, qui fait des petits casses, dans l’attente de coups plus importants
après lesquels soit tu commences la prison, soit tu es riche mais pourquoi
faire ? Même riche, tu restes persona non grata dans mille endroits sur
cette terre. Ton nom ou ta peau parle pour toi, quel que soit ton désir avoué
ou caché d’en sortir. Tu peux trouver des petits boulots mais pas question de
faire des études pour te sortir de là. L’ascenseur social, quelle blague, le
choix n’existe pas et Samir se félicite chaque jour de ne pas avoir eu de sœur.
De ne pas être une de ces filles pour lesquelles le choix de porter ou non un
voile décide de leur sort. Lui, au moins, a l’illusion de pouvoir essayer autre
chose, autrement, ailleurs. Alors il est parti sans rien dire, ni à ses parents
ni à ses potes. Il ne sait pas vraiment où il va mais c’est en direction du
Sud. Il va sûrement vers ce pays d’où il vient, il verra bien là-bas si on
l’accueille à bras ouverts ou si, comme ici, il ne sera toujours qu’en surplus.
En chemin, il rachète le dernier CD de Khaled qu’il aime et qu’il a oublié chez
lui, un guide du Maroc pour ne rien perdre du voyage et aussi le Coran pour
essayer de comprendre enfin, tardivement, ce qui a rythmé et réglé la vie de
ses parents. Ce pays, il le sait, ne sera peut-être qu’une étape pour aller
encore plus loin. Qu’est-ce que ça peut faire puisque sa vie ne compte pas
vraiment. Il l’a bien vu aux actualités : les printemps arabes qui ont
soulevé ces jeunes qui lui ressemblent sont déjà fanés et l’audace dont il
rêve est encore plus lointaine, plus terrifiante, plus sanglante aussi. Il n’est
pas sûr de vouloir y aller mais en tout cas il ne veut pas de l’avenir qu’on
lui laisse ici. Il se dit qu’il aura peut être de la chance, comme ces
rencontres fortuites et lumineuses qu’on voit dans certains road movies et qui
changent la destinée du héros. Samir, un héros ? Il a envie d’aller au
bout de ses limites, au bout de son désir de changement, quel qu’en soit le
prix.