samedi 29 mars 2014

Sol ixent


1
Il faisait si froid, je me suis réveillée. J’ai d’abord vu les étoiles, puis en baissant les yeux, un peu de braise du feu éteint. C’était sûrement l’absence de chaleur qui m’avait réveillée et d’ailleurs, je ne sentais rien non plus à mes côtés, alors que Lucas aurait dû être là. Sans bouger, je le cherchais un peu des yeux. Je ne vis que des masses informes, comme la mienne sûrement, étendues, posées comme une rosace autour du feu. Tout était silencieux maintenant. Nous étions si joyeux hier soir, malgré la nuit, malgré le froid. Nous avions ri, nous avions chanté et beaucoup bavardé. Le repas, lui, laissait à désirer vu que tout était froid et mou. Drôle de réveillon et de nouvelle année. Une idée de garçon, ça, aller à moitié camper sur les rochers et les cailloux du Cap Creus en hiver… Ne restait maintenant que le côté idiot de cette équipée : dormir à ciel ouvert, en plein mois de décembre, juste parce-que les indépendantistes vouaient depuis quelques décennies, au premier lever de soleil de l’année, une sorte d’hommage, de culte, de sacrifice… Oui, c’était presque un sacrifice que venir ici admirer le lever frileux du soleil, qui pourtant se levait chaque jour de la même façon partout… Mais Lucas avait été convaincant, comme toujours. Il voulait avoir fait ça, et puis ça serait tellement important pour lui de faire savoir à tous nos fans, à tous ceux qui nous suivaient, qu’on y était tous les deux, ensemble !! Dans les quelques mille photos qu’il avait prises hier au cours de notre soirée feu de bois, il y en aurait bien une ou deux de réussies. En pensant à la future première page de l’année que Lucas ne manquerait pas de publier sur Facebook dès notre retour, je me suis rendormie. A mon deuxième réveil, au jour à peine naissant, Lucas était à côté de moi. Je ne pensais plus à la nuit et me rapprochais un peu plus.  On aurait sûrement été mieux dans la voiture, au petit matin. Mais la veille au soir, faire la fête à 5 dans une Clio, ça aurait été moins top. On commençait à entendre le ronronnement des voitures qui montaient, elles-aussi, sacrifier au rite. Je n’avais pas envie de bouger, pas envie de mettre autre chose que le nez dehors. Dans mon duvet, il faisait presque chaud. Mais les autres se sont réveillés aussi, se sont mis à parler, quelqu’un a rallumé le feu, un autre disant qu’on allait être pris par les gardiens, qui surveillaient à la jumelle, justement, les bords de plage et les signes de campement sauvage. Dans combien de temps se lève le soleil, ai-je demandé. Une heure maximum. Bon, ça me laissait le temps de me réveiller complètement. Les garçons étaient debout, ils buvaient quelque chose, sûrement les restes d’alcool de la veille.  J’ai demandé qui viendrait avec moi jusqu’au phare, histoire de pouvoir boire, gratis, une tasse de chocolat chaud, préparé et distribué par l’association Catalogne indépendante, à tous ceux qui seraient présents encore ce 1er jour de l’année, puis, pourquoi pas, esquisser quelques pas de sardane. Mais personne n’a répondu oui, trop loin, trop de marche dans la nuit et le froid. Tant pis, je me contentais d’un peu d’eau, un biscuit. Je m’éloignais juste un peu pour m’accroupir, puis je m’approchais du clapotis de l’eau, passais un peu de mer sur mon visage, brr, enlevais mon bonnet et laissais se dérouler mes longs cheveux dont j’étais si fière. Et que Lucas aimait tant. On a quand même décidé de monter sur les rochers les plus proches pour regarder le rougeoiement attendu.

2
Il faisait tellement chaud dans cette chambre d’hôtel. Même en laissant la fenêtre entrouverte, on se serait cru dans une clinique. Tiens, d’ailleurs, en y réfléchissant, c’est vrai qu’il faisait penser à une ancienne clinique reconvertie : des portes de chambre assez larges pour laisser passer des lits d’hôpital et leur équipement, des couloirs immenses, une odeur indéfinissable. J’avais à peine entendu les fêtards du réveillon se coucher après un bon petit gueuleton dans l’un des 4 restaurants ouverts, à la porte desquels on avait vainement frappé la veille. Je m’étais vite rendormi, il fallait se lever tôt, pourtant on était plutôt bien, là, tous les deux. Je voulais me rapprocher de Lucie, de son corps chaud, presque moite.  Mais il n’y avait personne. Un bruit d’eau dans la salle de bains me fit comprendre qu’elle s’était levée. Un coup d’œil sur le portable : encore une demi heure de cette tiédeur écoeurante à laquelle finalement je m’habituais presque. Pas de fête hier soir, pas de flonflons, bah, quelle importance, j’ai jamais aimé cette ambiance de cotillons, je ne suis pas du genre bon vivant. J’aurais quand même mieux aimé autre chose que des churros mal refroidis pour dîner mais faute de grives, n’est-ce pas… J’ai sursauté en même temps que Lucie lorsque le bip bip nous a réveillés tous les deux une seconde fois. Ce coup-ci, fallait pas se rendormir.  Le premier jour de l’année, aller voir le lever du soleil au phare du Cap Creus ! C’était bien une idée de fille ! Seul le chocolat chaud a la taza promis sur l’affiche pour tous ceux qui seraient présents m’avait convaincu, et puis lui faire plaisir, être avec elle, c’était déjà suffisant. Je passais ma main dans ses cheveux courts, ébouriffés comme chaque matin, puis un baiser, se lever, s’habiller et sortir dans le froid bleuté. Pourquoi se chercher des souvenirs, des moments spéciaux à vivre ensemble ? Je préfère ne rien penser et me laisser conduire sur la route du phare. On y croise d’autres futurs indépendantistes, en voiture ou à pied, emmitouflés comme nous. La route est finalement assez longue, mais on arrive à se garer pas trop loin, sans savoir qu’on sera content tout à l’heure de s’être mis dans le sens du départ, sans demi tour à faire, impossible dans la file véhiculaire et piétonnière… Je dors encore à moitié et me demande comment on aura le courage d’aller marcher, comme prévu après, quelques kilomètres dans ces rochers reconvertis. On monte jusqu’au phare, enveloppé de nuit, il n’y a pas grand monde. On grimpe jusqu’au bistrot, seul endroit éclairé. On rentre ? Je reconnais dès les premières notes Deep Purple. Ici ils ont apparemment tenu le coup toute la nuit, en musique et en chansons. On arrive à s’asseoir tout au fond, avec nos chocolats chauds à 2 euros. On les savoure à petites gorgées, c’est toujours mieux que dehors où il fait encore froid. On doit attendre au moins une demi-heure, autant la passer à écouter de la bonne musique. Il y a un petit vieux qui doit venir chaque année depuis qu’il a trente ans, il y a des couples d’âge mûr, des plus jeunes. C’est marrant, on dirait une fête de famille sans famille. Hélas, au bout de quelques morceaux, la musique s’étiole, c’est plus du rock, c’est du traditionnel catalan ou autre, en tout cas, c’est pas terrible. Une lumière blafarde apparaît dehors, alors on se décide à sortir. On s’approche du bord, là où les rochers commencent leur descente vers la mer, là où on verra le mieux le disque jaune amorcer sa montée.

3
Une fois les premiers rayons enfin sortis de la mer, mes os ont commencé à se dégeler.  Il fallait qu’on bouge, pour éviter d’être transis. On a tout rangé, un peu en vrac dans les sacs à dos. Lucas était un peu absent, fatigué sûrement ? On est monté au parking pour laisser les sacs dans la voiture, puis on s’est quand même un peu baladés le long de la côte, sur les cailloux, en dehors du chemin quelque peu bétonné censé faire passer les touristes devant les rochers aux formes étranges qui auraient inspiré Dali. On était passé à Port Lligat la veille en arrivant, mais il fallait réserver pour visiter alors on a abandonné. D’ailleurs la maison ne payait pas de mine, même si la crique, elle, était vraiment très jolie, inaccessible et bleutée, avec quelques voiles blanches au repos. On vit de rien ici, sûrement. On a fait quelques tours et détours, le long des sentiers mais le cœur n’y était plus. Tout en haut, Lucas a pris des photos, quelques touristes se promenaient déjà, encore emmitouflés dans la lueur des premiers rayons. Regardez celle-là nous criait-il, on dirait un extraterrestre qui descend de sa soucoupe !! C’est vrai que les gens étaient drôlement habillés, avec des combinaisons de ski et des bonnets qu’ils n’allaient pas tarder à enlever. Peut-être venaient-ils du phare ? Ils avaient donc quelque chose dans le ventre, contrairement à nous. On est redescendu près de la mer pour s’amuser près de l’eau. Mais tout le monde était fatigué, on sentait une certaine lassitude et l’énervement dû au manque de sommeil a fait le reste. L’un des garçons a commencé à chicaner Manuela, qui n’a d’abord rien dit puis lui a demandé de la laisser tranquille. Il a insisté un peu gauchement alors Lucas a démarré aussi sec en prenant la défense de Manuela, qui d’habitude n’a besoin de personne. Je n’ai rien dit, j’étais fatiguée moi aussi. Il y a eu une prise de bec entre les garçons, pour rien, ils se sont presque battus, ou c’était pour faire semblant ? Ils ont bien fait semblant, se sont empoignés et un peu bousculés. En tout cas on a décidé de repartir tout de suite, sans attendre que ça dégénère complètement. Les lendemains de fête sont toujours déprimants. Lucas a pris le volant d’un air bougon, les trois autres derrière, entassés mais chacun dans son coin. Manuela n’a pas tardé à s’endormir et j’ai bien peur d’en avoir fait autant. Ce n’est qu’en arrivant à Girona, chez nous, que je me suis réveillée en entendant Lucas pester contre lui-même : non mais quel con ! J’ai oublié l’appareil photo là-bas et je ne m’en rends compte que maintenant ! Même plus la peine d’y retourner, c’est sûr, quelqu’un l’a trouvé et l’a embarqué ! Aussi, si l’autre ne m’avait pas énervé, là, avec ses conneries de gros lourd, j’aurais pas posé la sacoche sur le rocher pour mieux me défendre… non mais quel nul, quel nul !! Etant donné que j’avais dormi tout le trajet et l’avais laissé se taper la conduite, j’allais pas en rajouter… je l’ai donc consolé du mieux que j’ai pu en lui disant que je lui en offrirai un tout neuf dans quelques mois pour son anniversaire et que pour l’instant, ce n’était quand même pas si grave. Il me semblait que Juan avait aussi pris quelques photos hier soir. On aurait encore un peu de souvenirs et puis même… Lucas est parti se coucher et j’ai rangé un peu, avant de me doucher et le rejoindre.

4
Il a fallu attendre vraiment longtemps, pas pressé le soleil catalan… alors j’ai pris des photos de la foule autour de nous, qui attendait aussi, chacun avec un verre de chocolat chaud. Chaud oui, mais pas du tout a la taza celui-là, valait pas un clou, j’ai fini par le jeter. Nous, on avait froid, Lucie s’était emmitouflée de la tête aux pieds, on aurait dit un touareg. Je l’ai prise en photo, encore et encore. L’immobilité nous pesait, mais quoi faire sinon attendre ? Tout le monde attendait, il y avait vraiment beaucoup d’amateurs, quelle drôle d’idée pour des indépendantistes... Lorsque le soleil s’est enfin levé, quelques uns ont sorti la bouteille de champagne, l’orchestre et les danseurs s’en sont donné à cœur joie mais nous n’avions pas envie de danser, seulement de descendre marcher pour enfin avoir chaud, d’ailleurs tout le monde partait en même temps, il fallait se dépêcher pour ne pas rester immobilisé dans le flot des voitures.
On s’est garé à La Tudela, ce drôle d’endroit échappé de l’oubli après être passé par des époques fastes et d’autres moins luxueuses. Dali y emmenait ses amis depuis Port Lligat, il se faisait photographier, lui aussi, en compagnie de Gala qui posait, heureuse et insouciante. Avant la mode verte, avant la publicité tapageuse autour de Dali et Port Lligat, tout ça ne servait à rien, personne n’y allait, personne n’en voulait. Et puis les idées écolos et l’engouement pour le patrimoine ont permis de refaire ces sentiers, sur lesquels on s’est mis à marcher, encore bien emmitouflés mais un peu réchauffés quand même. Les pauses obligatoires devant les rochers qui auraient inspiré certains tableaux du maître ; certaines formes vraiment figuratives et en plus, changeantes selon la distance, la prise de vue. Il y avait très peu de monde, on est allé tout au bout, à la mer. Au retour, on s’est un peu arrêté sur la plage de galets, avant de remonter à la voiture. Lucie s’est assise sur un rocher plat et m’a regardé photographier les oiseaux de mer. A l’arrière plan, quelques membres d’une famille éparse se sont mis à faire des mouvements de yoga, sans trop y croire. Lorsque je l’ai rejointe, Lucie m’a montré une housse d’appareil photo abandonnée sur un autre rocher. Elle ne l’avait pas touchée, mais il n’y avait plus personne autour à qui ça aurait pu appartenir alors je l’ai prise. L’appareil photo était dedans. Avec encore plein de photos. Des photos de jeunes qui faisaient la fête, une fille aux cheveux longs qui revenait sans cesse et des paysages. On a attendu encore un peu puis on l’a embarqué. Sur le chemin du retour, on était silencieux, fatigués. Même pas eu envie de faire un détour par Port Lligat et la maison de Dali, pourtant si particulière dans la calanque si jolie, bleutée. On est rentré à l’hôtel, douche et au lit. Lucie s’est endormie presque tout de suite. Quand elle s’est réveillée, j’étais encore entrain de regarder les photos de l’appareil abandonné. Il y en avait des milliers, ce type était dingue, il prenait chaque photo des dizaines de fois, de quoi avait-il peur ? La même fille revenait toujours. J’avais reconnu le sud de la France, et d’autres sites que je ne connaissais pas. Lucie m’a regardé comme si j’étais fou, la patience, c’est pas son fort, ni la curiosité d’ailleurs. Elle regrettait juste que l’appareil ne vaille pas grand-chose, les photos perdues, quel gâchis, surtout si le voyage avait été long. J’ai fini par le ranger et moi aussi je me suis assoupi.


5
Depuis qu’on était rentré, Lucas était bizarre, toujours énervé, toujours impatient. Comme s’il attendait quelque chose qui ne venait pas. Ca ne pouvait pas être la perte de l’appareil photo, il valait que dalle. Les photos, oui, ça c’était dommage. Notre périple français avait été pourtant joli et plein de souvenirs étaient perdus à jamais. Mais enfin ce n’était quand même pas grave. Pas de quoi fouetter un chat. Bon, je prenais mon mal en patience. On avait repris nos habitudes et moi, mon entraînement pour le championnat de Catalogne, en mars. Un jour qu’il était encore plus énervé que d’habitude, je lui ai montré le message d’un type sur mon blog. Un message en anglais, que je n’avais pas vraiment compris : j’ai quelque chose qui vous appartient ou un truc comme ça. Je me suis dit que c’était un fou. N’ai pas répondu. Quelques jours plus tard, récidive : J’ai quelque chose que vous avez perdu, à Cadaques en décembre. J’ai demandé à Lucas si ça ne pouvait pas être l’appareil photo mais ça l’a mis dans un tel état d’énervement, alors qu’il aurait dû être content de l’avoir retrouvé, je n’ai rien compris. Moi j’étais plutôt intriguée, même si je ne comprenais pas trop la démarche et surtout comment ce type avait pu nous retrouver. Après quelques échanges, c’était bien de cela dont il s’agissait : en vacances à Cadaques, ce Français avait trouvé l’appareil photo de Lucas sur la plage, l’avait embarqué et nous avait retrouvés, sur internet, grâce aux photos de moi sur le circuit de Pla de l’Estany. Il demandait comment nous le renvoyer. Lucas a précipitamment donné son adresse perso. J’ai rien dit, l’appareil photo était bien à lui, mais quand même…je ne le comprenais vraiment pas. C’est moi qui ai dû penser à demander ce qu’il voulait en remerciement et là j’ai ri ! Le type demandait le montant de l’envoi du colis en cacao, pour s’en faire le matin, a la taza, comme celui qu’il avait tant apprécié lors de son séjour en Catalogne. J’ai trouvé ça sympa mais Lucas était toujours grognon. Les mecs, parfois, quels boulets…
On a attendu que le colis arrive. Pas de chance pour Lucas, le jour où il est arrivé, j’étais chez lui. Lui était déjà parti à la fac et le facteur est tombé sur moi par hasard. J’en ai profité pour regarder les photos, les dernières, celles que je n’avais pas vues, celles du dernier jour. J’ai reconnu la fête, le soir autour du feu, j’ai reconnu les visages, les rires, les grimaces. Et j’ai compris pourquoi lors de mon réveil au milieu de la nuit Lucas n’était pas à côté de moi : les dernières photos étaient de Manuela, dévêtue et offerte dans la nuit froide. Offerte à Lucas, qui avait accepté l’offrande. J’ai reposé l’appareil dans le carton, j’ai noté l’adresse du toulousain curieux et je suis partie sans bruit. Parfois peut être, il vaut mieux ne rien savoir.

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Depuis qu’on était rentré en France, j’avais bien aimé jouer un peu à Sherlock Holmes et traquer les indices d’une carte mémoire pour retrouver la trace d’un couple d’indépendantistes catalans. Faire ce genre de choses m’amuse, me détend. Et puis l’appareil photo ne valant rien, il fallait bien en faire quelque chose d’utile… alors pourquoi pas le rendre à son propriétaire ? Lucie, elle, n’aurait pas passé une seconde sur internet pour refaire le puzzle, d’ailleurs quand je la tenais au courant de mes recherches, elle s’énervait rapidement, ne comprenant pas comment on pouvait passer tant d’heures sur des trucs pareils. Mais c’est déjà presque mon métier de passer des heures à déchiffrer des codes, des chiffres, des images et des mots, sur un écran. Et pour une fois, ce n’était que du plaisir… Alors lorsque j’ai été sûr qu’il s’agissait bien d’eux, j’ai envoyé un message, puis un autre, plus clair. Et elle a répondu ! Oui, ils étaient bien à Cadaques pour le Sol Ixent. Oui, ils avaient passé la nuit à La Tudela. Oui, ils avaient laissé leur appareil photo, s’en étaient rendu compte trop tard pour revenir en arrière. Oui, ils voulaient bien que je leur renvoie, adresse à Gérone, un peu au dessus de Barcelone.  On aurait presque pu aller leur porter au retour, mais bien sûr, on ne savait pas à ce moment là. Quand même, j’étais content de moi, je n’avais pas fait tout ce travail pour rien. Et comme on avait vainement cherché du chocolat en poudre spécial pour la taza, je leur ai demandé de m’en envoyer en retour, pour paiement du colis. La fille a bien ri. Mais elle a tenu sa promesse. Moi aussi. J’ai envoyé l’appareil tel qu’il était avec la carte mémoire pleine de photos et quelques jours après, j’ai reçu 10 kilos de chocolat, du meilleur, que je vais déguster petit à petit. Je commence même à devenir un expert, car le coup de main pour le réussir n’est pas évident, surtout sans machine à vapeur. Je suis content finalement, ça aura été un drôle d’échange, une drôle de correspondance, un drôle de hasard, mais ça a fait deux heureux : l’un avec son appareil photo, l’autre avec son chocolat. Les filles, elles, ne sont jamais contentes…
Retrouver toutes les photos qu’elle croyait perdues, c’était plutôt une bonne nouvelle, non ? Mais j’ai pas eu de réponse à mon dernier message, après les échanges de colis. Ces deux-là étaient jeunes et beaux. Sur les photos, ils avaient même l’air d’être amoureux. La fille aux cheveux longs était sur les mille photos du début, partout, souriante, heureuse. Un plaisir de la voir. C’est vrai aussi que sur les toutes dernières, celles de nuit, une autre fille est venue la remplacer et le jeune photographe frénétique n’a pas su faire autrement qu‘appuyer sur le déclencheur, encore. L’abandon de la preuve du délit était-il un acte manqué, délibéré ? Alors la réception a sûrement été un peu douloureuse.  Parfois peut-être il vaut mieux ne rien savoir.

mercredi 12 mars 2014

du vent dans l'escarcelle_6


L’adresse où je suis aujourd’hui, c’est 5 rue de la Résurrection et finalement, je me dis souvent tout bas que c’est pas une adresse volée. J’ai maintenant, je crois, presque 75 ans, je végète ici depuis au moins 5 ans, je suis tout en haut, on dirait quasiment un grenier, ou un gourbi comme disait ma mère en parlant de l’appentis où était stocké tout ce qu’on ne voulait plus, tout ce qu’on mettait là en attendant. Un jour, j’ai vu écrit sur les affiches de l’abribus, que « les objets ont plusieurs vies », pour nous inciter à ne pas jeter. Mais les objets, tout comme la plupart des humains, ont toujours eu plusieurs vies. Moi, par exemple, je crois que je peux en compter au moins 7. 7 vies à moi, que j’ai vécues intensément. Celle d’aujourd’hui, dans mon gourbi haut perché, sera la dernière, je le sais. Mais il me reste les souvenirs, les idées, les pensées ou, parfois encore, une visite.
Ma première vie c’est celle de l’enfance, bercée par les manifs, juchée sur les épaules de mon père, d’où je participais avec parfois une pancarte, un ballon à la main. Je voyais le flot bariolé devant moi et si je me retournais, le même flot qui suivait, en musique ou pas, grondement de voix scandé par les slogans. On était de toutes les manifs, qui pour moi aujourd’hui se rassemblent en une seule, la voix du peuple mécontent, la populace qui se déverse et qui prend possession des avenues habituellement réservées au flot de circulation ininterrompu. Je ne sais plus pourquoi on manifestait, par goût peut-être ?  En tout cas on m’y emmenait et je n’étais pas la seule gamine aux yeux écarquillés. Tout s’est arrêté après ce voyage en Tchécoslovaquie, en 68, à Prague. J’y ai vu défiler les chars russes, qui avançaient calmement, devant les yeux médusés et désabusés de la foule tassée sur les trottoirs. J’ai su bien après qu’en France, au même moment, les étudiants montaient des barricades, mais pour moi c’était terminé, cette écrasante ligne de fer, de force, de feu, avait anéanti mes éventuelles velléités de croire en un changement quelconque. Je n’avais que 8 ans, je ne croyais déjà plus en grand chose, surtout pas en une quelconque révolution. Alors, tout au long des années qui ont suivi, je suis rentrée dans le rang. Elève docile et médiocre, adolescente futile et rangée, j’ai quand même bénéficié de la large liberté accordée aux enfants après mai 68. Qu’en ai-je fait ? Pas grand chose sûrement puisque je suivais toujours les règlements et ne franchissait aucune limite. En tout cas ce n’était jamais dangereux, ni pour moi ni pour les autres. La rupture n’est venue qu’ensuite.
 Ma deuxième vie a été courte mais dense : mariée très tôt, trop tôt sûrement, avec le premier qui a bien voulu de moi. Je ne voulais qu’une chose : partir de la  maison, en croyant que partir allait m’affranchir du poids de la famille. Mais je suis seulement passée de l’une à l’autre : mes enfants sont nés, proche l’un de l’autre et ma vie de mère a pris le pas sur tout le reste.  Cette parenthèse, j’ai dû la vivre comme la plupart d’entre nous : toute la journée à penser, organiser, adapter en fonction des enfants, de leur santé, de leurs envies, de leur scolarité. Plus de loisirs, peu d’amis, une tranche de vie tout entière concentrée sur eux au détriment de tout le reste, en premier lieu de leur père qui du coup est allé voir ailleurs si d’autres le trouvaient encore séduisant. M’en suis-je seulement rendue compte ? C’était trop tard et je crois que je n’aurais pas changé de comportement pour autant. Dix ans ont passé sans que je m’aperçoive de quelque chose, je faisais mes trois journées en continu, je ne m’arrêtais jamais, c’était boulot, enfants, maison, dans l’ordre ou désordre. Je ne savais plus qu’on pouvait avoir du temps à soi, je n’ouvrais plus un bouquin, je ne m’intéressais à rien autour de moi, si peu à l’actualité avec ses cortèges de manifestations qui, cependant, continuaient, sans moi. Car je n’ai pas emmené mes enfants, petits, aux manifs, quelle qu’en soit la cause. Je n’avais pas envie, pas le temps. Il y avait tant d’autres choses à faire… Ces années sont blanches, j’en suis juste contente quand je vois mes enfants devenus adultes. 
C’est au bout de cette période-là qu’a démarré ma troisième vie. Lorsque mes enfants sont devenus un peu plus grands, autonomes, adolescents ; lorsque je me suis retrouvée toute seule en ayant enfin un peu de temps, j’ai pu alors me plonger dans le travail ; j’ai repris des études, gravi des échelons, changé de boulot, de boîte. Je travaillais beaucoup, toujours, je soufflais un peu les week-ends et lors des maigres vacances. Je ne voulais qu’être bien dans mon travail et le faire le mieux possible, en évitant les conflits. Il n’était pas question de se syndiquer, ou d’être déléguée du personnel, tout cela, je le rejetais avec commisération et les jours de grève, je les passais comme les autres jours sans me prendre la tête.  J’étais contente de me lever le matin pour aller travailler, j’avais choisi ma voie, cette vie me convenait ou, en tout cas, je n’y pensais pas. J’avais l’impression d’être en accord avec moi-même. Je me souviens quand même de soirs où je pleurais toute seule dans la cuisine mais c’était quoi par rapport à mon indépendance, l’impression de faire du bon boulot, d’avoir trouvé ma place ? Sûrement, le patron était content de moi : je ne demandais jamais rien de trop, j’étais consciencieuse et appliquée, je faisais ce qu’on me demandait et même plus. Je me souviens quand même d’une seule fois où, suite à une injustice flagrante et peut-être pour me prouver que je n’avais rien oublié, nous avons été quelques uns à arborer un badge de mécontentement, sans faire grève pour autant, en continuant à travailler. Le patron a dû bien rire sous cape et l’injustice a été réparée beaucoup plus tard, sans qu’on y soit pour grand-chose, finalement. Pour la première fois, j’avais participé timidement à une manifestation collective, d’ailleurs uniquement par solidarité car je n’étais pas touchée moi-même par cette injustice, comme me l’avait fielleusement fait remarquer mon chef en me demandant si tous ceux-là, les autres, étaient syndiqués.  Ca aurait pu continuer longtemps. Mais lorsque la boîte a été rachetée par une plus grosse, plus anonyme, plus internationale et qu’on nous a gentiment fait comprendre qu’on était de trop puisque tous les postes qu’on occupait existaient déjà, j’ai pris la fuite. Lâchement ? Peut-être, mais tous ceux qui ont tenté de lutter n’ont pas non plus trouvé leur compte. Certains ne s’en sont pas encore remis.
Ma fuite m’a permis de changer de vie, une nouvelle fois. Je suis partie dans une communauté agricole, type élevage de chèvres et fabrication de fromages avec la paille de l’étable. Personne dans mon entourage n’a compris, j’ai laissé enfants et amis. Personne n’est revenu me voir après la première visite : le confort était absent et le repas frugal, l’odeur forte. On vivait tous ensemble, on partageait tout : lit, nourriture, vêtements. On y croyait comme on dit, ou alors chacun avait une raison d’être là et faisait en sorte que ça se passe le mieux possible, sans vouloir connaître les raisons des autres.  C’était parfois pesant, mais il y avait des moments agréables : faire les marchés ; discuter un peu avec d’autres autour des fromages et pulls angora ; soirées autour de la cheminée à refaire le monde ; proximité avec les animaux, qui ne demandent rien en échange. Oubliés, le monde de l’entreprise, les horaires, les vacances et les transports en commun.  

 Il fallait juste tenir le coup sans projet grandiose parce qu’on crevait la faim pour tout dire. On n’avait rien, alors on ne voulait rien, que vivre au jour le jour. Le partage des tâches était réel, une véritable égalité, il faut dire que le type qui avait monté tout ça était quand même un vrai paysan, il connaissait pas mal de choses et avait un petit réseau quand on en avait besoin. Sinon, je crois qu’on n’y serait pas plus arrivé que tous ceux qui ont essayé sans rien y connaître. Je faisais aussi la comptabilité, la gestion, je continuais en fait à organiser, un peu comme dans mon ancien boulot et c’est comme ça que je me suis rapprochée de l’équipe municipale, qui s’est intéressée à nous après un reportage sur la communauté, qui est passé sur la chaîne de télévision régionale. J’étais celle qui avait parlé le plus, par hasard ou parce que les autres n’avaient pas envie et m’avaient laissée faire.  En fait, c’est avec le premier adjoint au maire que ça a bien accroché : on est un peu tombé amoureux, on s’est fréquenté pas mal et petit à petit il m’a convaincue de partager sa vie.
Celle-ci a donc pris un tournant encore nouveau pour moi : on s’est retrouvé tous les deux  au conseil municipal, dans la même équipe mais pas élus sur la même liste : j’avais fini par accepter de figurer sur une liste dite de la « société civile » comme on dit, sans trop me faire d’illusions sur mes chances d’être élue et encore moins sur celles de faire changer quelque chose. Mais on était dans une commune moyenne, plutôt rurale et je pensais que ça n’allait pas avoir trop de conséquences. Lui faisait plus partie du sérail et avait envie de participer à plein de choses, il y croyait, quoi. Il se voyait bien faire une carrière politique, au moins locale. Quand les résultats sont tombés, on s’est regardé et on a éclaté de rire ensemble, c’est peut-être cela qui nous a évité de nous déchirer lorsqu’on n’était pas complètement d’accord sur les différents projets portés par la municipalité. Mais en fait, on partageait l’essentiel, je redécouvrais les valeurs que j’avais finalement toujours soutenues, les mêmes que celles défendues par ceux qui défilaient quand j’étais petite. Je mettais enfin des mots dessus, et aussi des faits, des acquis que je voulais maintenant moi aussi défendre. Je ne sais pas ce qu’auraient dit mes parents, ils auraient sûrement soupiré : enfin ! Mes enfants, eux, étaient engagés dans d’autres combats, loin de moi.  On se donnait des nouvelles de temps à autre, on n’essayait pas de se voir trop souvent. Pendant un mandat entier, j’ai participé et construit plein de choses, enfin en tout cas je le croyais. J’ai tenté d’améliorer au maximum la vie quotidienne des gens, de la faciliter même si parfois on baisse aussi les bras, découragé par les difficultés. La fabrication des fromages était loin derrière, même si de temps à autre, au détour d’une nouvelle norme sanitaire adoptée par la Commission européenne, je me demandais comment ils allaient tenir. Bien sûr, ils n’ont pas tenu. Bien sûr, ils sont venus me voir pour me demander de faire quelque chose et c’est là que je me suis aperçue que je n’étais rien et que le pouvoir était ailleurs. Le pouvoir de l’argent, le pouvoir de prendre des décisions qui auront mille petites conséquences néfastes, tellement éparpillées que ça ne se verra même pas. Sauf au niveau local, avec des élus qui ne comprenaient pas pourquoi on leur en voulait alors qu’ils n’avaient rien fait. Ils se faisaient laminer aux élections suivantes, un p’tit tour et puis s’en vont. Ils n’étaient pas vraiment en cause même si on fait quand même partie du système. Au renouvellement des conseils municipaux, j’ai voté blanc et je me sentais comme sur un radeau de la méduse : perdue et inutile.
 Je suis partie une nouvelle fois. Toute seule, encore. Mon compagnon avait préféré continuer à lutter avec les mêmes armes, que j’avais trouvées vaines. Après 50 ans, dont 6 à faire de la « politique », que faut-il espérer ? Mon expérience professionnelle était tellement disparate que j’ai préféré ne pas tenter la filière pôle emploi.  Comme j’en parlais à mes enfants au téléphone, ils m’ont indiqué tous deux que les associations à but humanitaire étaient toujours en recherche de personnes capables de s’occuper de logistique, désintéressées, sans attaches, prêtes à s’investir. C’était tout moi, non ? Alors j’y suis allée. Je me suis occupée pendant plus de 12 ans d’établir des feuilles de route, de contacter des ambassades, des ministères, de commander du matériel, J’ai guetté chaque jour à la radio les catastrophes naturelles, les guerres civiles, les ouragans, les famines, les déplacements forcés ou non. J’essayais de garder mon calme lorsque tout allait mal, lorsque les embûches étaient trop vastes, trop grandes pour moi. Je pensais que même si une seule goutte devait passer à travers ce filet, elle devait servir à sauver des vies, des femmes, des enfants, enfin ceux qui ne faisaient pas la guerre. J’ai vu des médecins revenir écoeurés, des bénévoles malades et abîmés pour le reste de leur vie d’avoir vu ce qu’ils avaient vu.  J’étais loin à l’arrière, j’étais protégée. Je suis devenue incollable en géographie et, hélas, également en géopolitique car tout est rapidement prévisible quand on comprend un peu les mécanismes politiques et économiques qui agissent sur tout le reste. L’humain compte peu, c’est pourtant lui qui agit, qui subit, qui meurt ou survit.
Aujourd’hui c’est moi qui survit et cela m’insupporte. Il y a déjà trop de temps que les appareils branchés jour et nuit qui me maintiennent en vie, une septième vie artificielle et sans intérêt, consomment de l’électricité à fonds perdus.  Cette vie-là ne sert à rien, alors je vais l’arrêter. J’ai brûlé mes 7 vies en croyant changer le monde et il est tel qu’il était auparavant : magnifique et injuste. Nous ne sommes que des gouttes dans un océan rageur qui ne nous écoute pas.