L’adresse où je
suis aujourd’hui, c’est 5 rue de la Résurrection et finalement, je me dis
souvent tout bas que c’est pas une adresse volée. J’ai maintenant, je crois,
presque 75 ans, je végète ici depuis au moins 5 ans, je suis tout en haut, on dirait
quasiment un grenier, ou un gourbi comme disait ma mère en parlant de
l’appentis où était stocké tout ce qu’on ne voulait plus, tout ce qu’on mettait
là en attendant. Un jour, j’ai vu écrit
sur les affiches de l’abribus, que « les objets ont plusieurs vies »,
pour nous inciter à ne pas jeter. Mais les objets, tout comme la plupart des
humains, ont toujours eu plusieurs vies. Moi, par exemple, je crois que je peux
en compter au moins 7. 7 vies à moi, que j’ai vécues intensément. Celle d’aujourd’hui,
dans mon gourbi haut perché, sera la dernière, je le sais. Mais il me reste les
souvenirs, les idées, les pensées ou, parfois encore, une visite.
Ma première vie
c’est celle de l’enfance, bercée par les manifs, juchée sur les épaules de mon
père, d’où je participais avec parfois une pancarte, un ballon à la main. Je
voyais le flot bariolé devant moi et si je me retournais, le même flot qui
suivait, en musique ou pas, grondement de voix scandé par les slogans. On était
de toutes les manifs, qui pour moi aujourd’hui se rassemblent en une seule, la
voix du peuple mécontent, la populace qui se déverse et qui prend possession
des avenues habituellement réservées au flot de circulation ininterrompu. Je ne
sais plus pourquoi on manifestait, par goût peut-être ? En tout cas on m’y emmenait et je n’étais pas
la seule gamine aux yeux écarquillés. Tout s’est arrêté après ce voyage en
Tchécoslovaquie, en 68, à Prague. J’y ai vu défiler les chars russes, qui
avançaient calmement, devant les yeux médusés et désabusés de la foule tassée
sur les trottoirs. J’ai su bien après qu’en France, au même moment, les
étudiants montaient des barricades, mais pour moi c’était terminé, cette
écrasante ligne de fer, de force, de feu, avait anéanti mes éventuelles
velléités de croire en un changement quelconque. Je n’avais que 8 ans, je ne
croyais déjà plus en grand chose, surtout pas en une quelconque révolution.
Alors, tout au long des années qui ont suivi, je suis rentrée dans le rang.
Elève docile et médiocre, adolescente futile et rangée, j’ai quand même
bénéficié de la large liberté accordée aux enfants après mai 68. Qu’en ai-je
fait ? Pas grand chose sûrement puisque je suivais toujours les règlements
et ne franchissait aucune limite. En tout cas ce n’était jamais dangereux, ni
pour moi ni pour les autres. La rupture n’est venue qu’ensuite.
Ma deuxième vie a
été courte mais dense : mariée très tôt, trop tôt sûrement, avec le premier
qui a bien voulu de moi. Je ne voulais qu’une chose : partir de la maison, en croyant que partir allait
m’affranchir du poids de la famille. Mais je suis seulement passée de l’une à
l’autre : mes enfants sont nés, proche l’un de l’autre et ma vie de mère a
pris le pas sur tout le reste. Cette
parenthèse, j’ai dû la vivre comme la plupart d’entre nous : toute la
journée à penser, organiser, adapter en fonction des enfants, de leur santé, de
leurs envies, de leur scolarité. Plus de loisirs, peu d’amis, une tranche de
vie tout entière concentrée sur eux au détriment de tout le reste, en premier
lieu de leur père qui du coup est allé voir ailleurs si d’autres le trouvaient
encore séduisant. M’en suis-je seulement rendue compte ? C’était trop tard
et je crois que je n’aurais pas changé de comportement pour autant. Dix ans ont
passé sans que je m’aperçoive de quelque chose, je faisais mes trois journées en
continu, je ne m’arrêtais jamais, c’était boulot, enfants, maison, dans l’ordre
ou désordre. Je ne savais plus qu’on pouvait avoir du temps à soi, je n’ouvrais
plus un bouquin, je ne m’intéressais à rien autour de moi, si peu à l’actualité
avec ses cortèges de manifestations qui, cependant, continuaient, sans moi. Car
je n’ai pas emmené mes enfants, petits, aux manifs, quelle qu’en soit la cause.
Je n’avais pas envie, pas le temps. Il y avait tant d’autres choses à faire…
Ces années sont blanches, j’en suis juste contente quand je vois mes enfants
devenus adultes.
C’est au bout de
cette période-là qu’a démarré ma troisième vie. Lorsque mes enfants sont
devenus un peu plus grands, autonomes, adolescents ; lorsque je me suis
retrouvée toute seule en ayant enfin un peu de temps, j’ai pu alors me plonger
dans le travail ; j’ai repris des études, gravi des échelons, changé de
boulot, de boîte. Je travaillais beaucoup, toujours, je soufflais un peu les
week-ends et lors des maigres vacances. Je ne voulais qu’être bien dans mon
travail et le faire le mieux possible, en évitant les conflits. Il n’était pas
question de se syndiquer, ou d’être déléguée du personnel, tout cela, je le
rejetais avec commisération et les jours de grève, je les passais comme les
autres jours sans me prendre la tête.
J’étais contente de me lever le matin pour aller travailler, j’avais
choisi ma voie, cette vie me convenait ou, en tout cas, je n’y pensais pas. J’avais
l’impression d’être en accord avec moi-même. Je me souviens quand même de soirs
où je pleurais toute seule dans la cuisine mais c’était quoi par rapport à mon
indépendance, l’impression de faire du bon boulot, d’avoir trouvé ma
place ? Sûrement, le patron était content de moi : je ne demandais
jamais rien de trop, j’étais consciencieuse et appliquée, je faisais ce qu’on
me demandait et même plus. Je me souviens quand même d’une seule fois où, suite
à une injustice flagrante et peut-être pour me prouver que je n’avais rien
oublié, nous avons été quelques uns à arborer un badge de mécontentement, sans
faire grève pour autant, en continuant à travailler. Le patron a dû bien rire
sous cape et l’injustice a été réparée beaucoup plus tard, sans qu’on y soit
pour grand-chose, finalement. Pour la première fois, j’avais participé
timidement à une manifestation collective, d’ailleurs uniquement par solidarité
car je n’étais pas touchée moi-même par cette injustice, comme me l’avait
fielleusement fait remarquer mon chef en me demandant si tous ceux-là, les
autres, étaient syndiqués. Ca aurait pu
continuer longtemps. Mais lorsque la boîte a été rachetée par une plus grosse,
plus anonyme, plus internationale et qu’on nous a gentiment fait comprendre
qu’on était de trop puisque tous les postes qu’on occupait existaient déjà,
j’ai pris la fuite. Lâchement ? Peut-être, mais tous ceux qui ont tenté de
lutter n’ont pas non plus trouvé leur compte. Certains ne s’en sont pas encore
remis.
Ma fuite m’a permis
de changer de vie, une nouvelle fois. Je suis partie dans une communauté
agricole, type élevage de chèvres et fabrication de fromages avec la paille de
l’étable. Personne dans mon entourage n’a compris, j’ai laissé enfants et amis.
Personne n’est revenu me voir après la première visite : le confort était
absent et le repas frugal, l’odeur forte. On vivait tous ensemble, on
partageait tout : lit, nourriture, vêtements. On y croyait comme on dit,
ou alors chacun avait une raison d’être là et faisait en sorte que ça se passe
le mieux possible, sans vouloir connaître les raisons des autres. C’était parfois pesant, mais il y avait des
moments agréables : faire les marchés ; discuter un peu avec d’autres
autour des fromages et pulls angora ; soirées autour de la cheminée à
refaire le monde ; proximité avec les animaux, qui ne demandent rien en
échange. Oubliés, le monde de l’entreprise, les horaires, les vacances et les
transports en commun.
Il fallait juste
tenir le coup sans projet grandiose parce qu’on crevait la faim pour tout dire.
On n’avait rien, alors on ne voulait rien, que vivre au jour le jour. Le
partage des tâches était réel, une véritable égalité, il faut dire que le type
qui avait monté tout ça était quand même un vrai paysan, il connaissait pas mal
de choses et avait un petit réseau quand on en avait besoin. Sinon, je crois
qu’on n’y serait pas plus arrivé que tous ceux qui ont essayé sans rien y
connaître. Je faisais aussi la comptabilité, la gestion, je continuais en fait
à organiser, un peu comme dans mon ancien boulot et c’est comme ça que je me
suis rapprochée de l’équipe municipale, qui s’est intéressée à nous après un
reportage sur la communauté, qui est passé sur la chaîne de télévision régionale. J’étais
celle qui avait parlé le plus, par hasard ou parce que les autres n’avaient pas
envie et m’avaient laissée faire. En
fait, c’est avec le premier adjoint au maire que ça a bien accroché : on
est un peu tombé amoureux, on s’est fréquenté pas mal et petit à petit il m’a
convaincue de partager sa vie.
Celle-ci a donc
pris un tournant encore nouveau pour moi : on s’est retrouvé tous les
deux au conseil municipal, dans la même
équipe mais pas élus sur la même liste : j’avais fini par accepter de
figurer sur une liste dite de la « société civile » comme on dit,
sans trop me faire d’illusions sur mes chances d’être élue et encore moins sur
celles de faire changer quelque chose. Mais on était dans une commune moyenne,
plutôt rurale et je pensais que ça n’allait pas avoir trop de conséquences. Lui
faisait plus partie du sérail et avait envie de participer à plein de choses,
il y croyait, quoi. Il se voyait bien faire une carrière politique, au moins
locale. Quand les résultats sont tombés, on s’est regardé et on a éclaté de
rire ensemble, c’est peut-être cela qui nous a évité de nous déchirer lorsqu’on
n’était pas complètement d’accord sur les différents projets portés par la
municipalité. Mais en fait, on partageait l’essentiel, je redécouvrais les
valeurs que j’avais finalement toujours soutenues, les mêmes que celles
défendues par ceux qui défilaient quand j’étais petite. Je mettais enfin des
mots dessus, et aussi des faits, des acquis que je voulais maintenant moi aussi
défendre. Je ne sais pas ce qu’auraient dit mes parents, ils auraient sûrement
soupiré : enfin ! Mes enfants, eux, étaient engagés dans d’autres
combats, loin de moi. On se donnait des
nouvelles de temps à autre, on n’essayait pas de se voir trop souvent. Pendant
un mandat entier, j’ai participé et construit plein de choses, enfin en tout
cas je le croyais. J’ai tenté d’améliorer au maximum la vie quotidienne des
gens, de la faciliter même si parfois on baisse aussi les bras, découragé par
les difficultés. La fabrication des fromages était loin derrière, même si de
temps à autre, au détour d’une nouvelle norme sanitaire adoptée par la
Commission européenne, je me demandais comment ils allaient tenir. Bien sûr, ils
n’ont pas tenu. Bien sûr, ils sont venus me voir pour me demander de faire
quelque chose et c’est là que je me suis aperçue que je n’étais rien et que le
pouvoir était ailleurs. Le pouvoir de l’argent, le pouvoir de prendre des
décisions qui auront mille petites conséquences néfastes, tellement éparpillées
que ça ne se verra même pas. Sauf au niveau local, avec des élus qui ne
comprenaient pas pourquoi on leur en voulait alors qu’ils n’avaient rien fait.
Ils se faisaient laminer aux élections suivantes, un p’tit tour et puis s’en
vont. Ils n’étaient pas vraiment en cause même si on fait quand même partie du
système. Au renouvellement des conseils municipaux, j’ai voté blanc et je me
sentais comme sur un radeau de la méduse : perdue et inutile.
Je suis partie une
nouvelle fois. Toute seule, encore. Mon compagnon avait préféré continuer à
lutter avec les mêmes armes, que j’avais trouvées vaines. Après 50 ans, dont 6
à faire de la « politique », que faut-il espérer ? Mon
expérience professionnelle était tellement disparate que j’ai préféré ne pas
tenter la filière pôle emploi. Comme
j’en parlais à mes enfants au téléphone, ils m’ont indiqué tous deux que les associations
à but humanitaire étaient toujours en recherche de personnes capables de
s’occuper de logistique, désintéressées, sans attaches, prêtes à s’investir.
C’était tout moi, non ? Alors j’y suis allée. Je me suis occupée pendant
plus de 12 ans d’établir des feuilles de route, de contacter des ambassades,
des ministères, de commander du matériel, J’ai guetté chaque jour à la radio
les catastrophes naturelles, les guerres civiles, les ouragans, les famines,
les déplacements forcés ou non. J’essayais de garder mon calme lorsque tout
allait mal, lorsque les embûches étaient trop vastes, trop grandes pour moi. Je
pensais que même si une seule goutte devait passer à travers ce filet, elle
devait servir à sauver des vies, des femmes, des enfants, enfin ceux qui ne
faisaient pas la guerre. J’ai vu des médecins revenir écoeurés, des bénévoles
malades et abîmés pour le reste de leur vie d’avoir vu ce qu’ils avaient
vu. J’étais loin à l’arrière, j’étais
protégée. Je suis devenue incollable en géographie et, hélas, également en
géopolitique car tout est rapidement prévisible quand on comprend un peu les
mécanismes politiques et économiques qui agissent sur tout le reste. L’humain
compte peu, c’est pourtant lui qui agit, qui subit, qui meurt ou survit.
Aujourd’hui c’est
moi qui survit et cela m’insupporte. Il y a déjà trop de temps que les
appareils branchés jour et nuit qui me maintiennent en vie, une septième vie
artificielle et sans intérêt, consomment de l’électricité à fonds perdus. Cette vie-là ne sert à rien, alors je vais
l’arrêter. J’ai brûlé mes 7 vies en croyant changer le monde et il est tel
qu’il était auparavant : magnifique et injuste. Nous ne sommes que des
gouttes dans un océan rageur qui ne nous écoute pas.
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