mercredi 12 mars 2014

du vent dans l'escarcelle_6


L’adresse où je suis aujourd’hui, c’est 5 rue de la Résurrection et finalement, je me dis souvent tout bas que c’est pas une adresse volée. J’ai maintenant, je crois, presque 75 ans, je végète ici depuis au moins 5 ans, je suis tout en haut, on dirait quasiment un grenier, ou un gourbi comme disait ma mère en parlant de l’appentis où était stocké tout ce qu’on ne voulait plus, tout ce qu’on mettait là en attendant. Un jour, j’ai vu écrit sur les affiches de l’abribus, que « les objets ont plusieurs vies », pour nous inciter à ne pas jeter. Mais les objets, tout comme la plupart des humains, ont toujours eu plusieurs vies. Moi, par exemple, je crois que je peux en compter au moins 7. 7 vies à moi, que j’ai vécues intensément. Celle d’aujourd’hui, dans mon gourbi haut perché, sera la dernière, je le sais. Mais il me reste les souvenirs, les idées, les pensées ou, parfois encore, une visite.
Ma première vie c’est celle de l’enfance, bercée par les manifs, juchée sur les épaules de mon père, d’où je participais avec parfois une pancarte, un ballon à la main. Je voyais le flot bariolé devant moi et si je me retournais, le même flot qui suivait, en musique ou pas, grondement de voix scandé par les slogans. On était de toutes les manifs, qui pour moi aujourd’hui se rassemblent en une seule, la voix du peuple mécontent, la populace qui se déverse et qui prend possession des avenues habituellement réservées au flot de circulation ininterrompu. Je ne sais plus pourquoi on manifestait, par goût peut-être ?  En tout cas on m’y emmenait et je n’étais pas la seule gamine aux yeux écarquillés. Tout s’est arrêté après ce voyage en Tchécoslovaquie, en 68, à Prague. J’y ai vu défiler les chars russes, qui avançaient calmement, devant les yeux médusés et désabusés de la foule tassée sur les trottoirs. J’ai su bien après qu’en France, au même moment, les étudiants montaient des barricades, mais pour moi c’était terminé, cette écrasante ligne de fer, de force, de feu, avait anéanti mes éventuelles velléités de croire en un changement quelconque. Je n’avais que 8 ans, je ne croyais déjà plus en grand chose, surtout pas en une quelconque révolution. Alors, tout au long des années qui ont suivi, je suis rentrée dans le rang. Elève docile et médiocre, adolescente futile et rangée, j’ai quand même bénéficié de la large liberté accordée aux enfants après mai 68. Qu’en ai-je fait ? Pas grand chose sûrement puisque je suivais toujours les règlements et ne franchissait aucune limite. En tout cas ce n’était jamais dangereux, ni pour moi ni pour les autres. La rupture n’est venue qu’ensuite.
 Ma deuxième vie a été courte mais dense : mariée très tôt, trop tôt sûrement, avec le premier qui a bien voulu de moi. Je ne voulais qu’une chose : partir de la  maison, en croyant que partir allait m’affranchir du poids de la famille. Mais je suis seulement passée de l’une à l’autre : mes enfants sont nés, proche l’un de l’autre et ma vie de mère a pris le pas sur tout le reste.  Cette parenthèse, j’ai dû la vivre comme la plupart d’entre nous : toute la journée à penser, organiser, adapter en fonction des enfants, de leur santé, de leurs envies, de leur scolarité. Plus de loisirs, peu d’amis, une tranche de vie tout entière concentrée sur eux au détriment de tout le reste, en premier lieu de leur père qui du coup est allé voir ailleurs si d’autres le trouvaient encore séduisant. M’en suis-je seulement rendue compte ? C’était trop tard et je crois que je n’aurais pas changé de comportement pour autant. Dix ans ont passé sans que je m’aperçoive de quelque chose, je faisais mes trois journées en continu, je ne m’arrêtais jamais, c’était boulot, enfants, maison, dans l’ordre ou désordre. Je ne savais plus qu’on pouvait avoir du temps à soi, je n’ouvrais plus un bouquin, je ne m’intéressais à rien autour de moi, si peu à l’actualité avec ses cortèges de manifestations qui, cependant, continuaient, sans moi. Car je n’ai pas emmené mes enfants, petits, aux manifs, quelle qu’en soit la cause. Je n’avais pas envie, pas le temps. Il y avait tant d’autres choses à faire… Ces années sont blanches, j’en suis juste contente quand je vois mes enfants devenus adultes. 
C’est au bout de cette période-là qu’a démarré ma troisième vie. Lorsque mes enfants sont devenus un peu plus grands, autonomes, adolescents ; lorsque je me suis retrouvée toute seule en ayant enfin un peu de temps, j’ai pu alors me plonger dans le travail ; j’ai repris des études, gravi des échelons, changé de boulot, de boîte. Je travaillais beaucoup, toujours, je soufflais un peu les week-ends et lors des maigres vacances. Je ne voulais qu’être bien dans mon travail et le faire le mieux possible, en évitant les conflits. Il n’était pas question de se syndiquer, ou d’être déléguée du personnel, tout cela, je le rejetais avec commisération et les jours de grève, je les passais comme les autres jours sans me prendre la tête.  J’étais contente de me lever le matin pour aller travailler, j’avais choisi ma voie, cette vie me convenait ou, en tout cas, je n’y pensais pas. J’avais l’impression d’être en accord avec moi-même. Je me souviens quand même de soirs où je pleurais toute seule dans la cuisine mais c’était quoi par rapport à mon indépendance, l’impression de faire du bon boulot, d’avoir trouvé ma place ? Sûrement, le patron était content de moi : je ne demandais jamais rien de trop, j’étais consciencieuse et appliquée, je faisais ce qu’on me demandait et même plus. Je me souviens quand même d’une seule fois où, suite à une injustice flagrante et peut-être pour me prouver que je n’avais rien oublié, nous avons été quelques uns à arborer un badge de mécontentement, sans faire grève pour autant, en continuant à travailler. Le patron a dû bien rire sous cape et l’injustice a été réparée beaucoup plus tard, sans qu’on y soit pour grand-chose, finalement. Pour la première fois, j’avais participé timidement à une manifestation collective, d’ailleurs uniquement par solidarité car je n’étais pas touchée moi-même par cette injustice, comme me l’avait fielleusement fait remarquer mon chef en me demandant si tous ceux-là, les autres, étaient syndiqués.  Ca aurait pu continuer longtemps. Mais lorsque la boîte a été rachetée par une plus grosse, plus anonyme, plus internationale et qu’on nous a gentiment fait comprendre qu’on était de trop puisque tous les postes qu’on occupait existaient déjà, j’ai pris la fuite. Lâchement ? Peut-être, mais tous ceux qui ont tenté de lutter n’ont pas non plus trouvé leur compte. Certains ne s’en sont pas encore remis.
Ma fuite m’a permis de changer de vie, une nouvelle fois. Je suis partie dans une communauté agricole, type élevage de chèvres et fabrication de fromages avec la paille de l’étable. Personne dans mon entourage n’a compris, j’ai laissé enfants et amis. Personne n’est revenu me voir après la première visite : le confort était absent et le repas frugal, l’odeur forte. On vivait tous ensemble, on partageait tout : lit, nourriture, vêtements. On y croyait comme on dit, ou alors chacun avait une raison d’être là et faisait en sorte que ça se passe le mieux possible, sans vouloir connaître les raisons des autres.  C’était parfois pesant, mais il y avait des moments agréables : faire les marchés ; discuter un peu avec d’autres autour des fromages et pulls angora ; soirées autour de la cheminée à refaire le monde ; proximité avec les animaux, qui ne demandent rien en échange. Oubliés, le monde de l’entreprise, les horaires, les vacances et les transports en commun.  

 Il fallait juste tenir le coup sans projet grandiose parce qu’on crevait la faim pour tout dire. On n’avait rien, alors on ne voulait rien, que vivre au jour le jour. Le partage des tâches était réel, une véritable égalité, il faut dire que le type qui avait monté tout ça était quand même un vrai paysan, il connaissait pas mal de choses et avait un petit réseau quand on en avait besoin. Sinon, je crois qu’on n’y serait pas plus arrivé que tous ceux qui ont essayé sans rien y connaître. Je faisais aussi la comptabilité, la gestion, je continuais en fait à organiser, un peu comme dans mon ancien boulot et c’est comme ça que je me suis rapprochée de l’équipe municipale, qui s’est intéressée à nous après un reportage sur la communauté, qui est passé sur la chaîne de télévision régionale. J’étais celle qui avait parlé le plus, par hasard ou parce que les autres n’avaient pas envie et m’avaient laissée faire.  En fait, c’est avec le premier adjoint au maire que ça a bien accroché : on est un peu tombé amoureux, on s’est fréquenté pas mal et petit à petit il m’a convaincue de partager sa vie.
Celle-ci a donc pris un tournant encore nouveau pour moi : on s’est retrouvé tous les deux  au conseil municipal, dans la même équipe mais pas élus sur la même liste : j’avais fini par accepter de figurer sur une liste dite de la « société civile » comme on dit, sans trop me faire d’illusions sur mes chances d’être élue et encore moins sur celles de faire changer quelque chose. Mais on était dans une commune moyenne, plutôt rurale et je pensais que ça n’allait pas avoir trop de conséquences. Lui faisait plus partie du sérail et avait envie de participer à plein de choses, il y croyait, quoi. Il se voyait bien faire une carrière politique, au moins locale. Quand les résultats sont tombés, on s’est regardé et on a éclaté de rire ensemble, c’est peut-être cela qui nous a évité de nous déchirer lorsqu’on n’était pas complètement d’accord sur les différents projets portés par la municipalité. Mais en fait, on partageait l’essentiel, je redécouvrais les valeurs que j’avais finalement toujours soutenues, les mêmes que celles défendues par ceux qui défilaient quand j’étais petite. Je mettais enfin des mots dessus, et aussi des faits, des acquis que je voulais maintenant moi aussi défendre. Je ne sais pas ce qu’auraient dit mes parents, ils auraient sûrement soupiré : enfin ! Mes enfants, eux, étaient engagés dans d’autres combats, loin de moi.  On se donnait des nouvelles de temps à autre, on n’essayait pas de se voir trop souvent. Pendant un mandat entier, j’ai participé et construit plein de choses, enfin en tout cas je le croyais. J’ai tenté d’améliorer au maximum la vie quotidienne des gens, de la faciliter même si parfois on baisse aussi les bras, découragé par les difficultés. La fabrication des fromages était loin derrière, même si de temps à autre, au détour d’une nouvelle norme sanitaire adoptée par la Commission européenne, je me demandais comment ils allaient tenir. Bien sûr, ils n’ont pas tenu. Bien sûr, ils sont venus me voir pour me demander de faire quelque chose et c’est là que je me suis aperçue que je n’étais rien et que le pouvoir était ailleurs. Le pouvoir de l’argent, le pouvoir de prendre des décisions qui auront mille petites conséquences néfastes, tellement éparpillées que ça ne se verra même pas. Sauf au niveau local, avec des élus qui ne comprenaient pas pourquoi on leur en voulait alors qu’ils n’avaient rien fait. Ils se faisaient laminer aux élections suivantes, un p’tit tour et puis s’en vont. Ils n’étaient pas vraiment en cause même si on fait quand même partie du système. Au renouvellement des conseils municipaux, j’ai voté blanc et je me sentais comme sur un radeau de la méduse : perdue et inutile.
 Je suis partie une nouvelle fois. Toute seule, encore. Mon compagnon avait préféré continuer à lutter avec les mêmes armes, que j’avais trouvées vaines. Après 50 ans, dont 6 à faire de la « politique », que faut-il espérer ? Mon expérience professionnelle était tellement disparate que j’ai préféré ne pas tenter la filière pôle emploi.  Comme j’en parlais à mes enfants au téléphone, ils m’ont indiqué tous deux que les associations à but humanitaire étaient toujours en recherche de personnes capables de s’occuper de logistique, désintéressées, sans attaches, prêtes à s’investir. C’était tout moi, non ? Alors j’y suis allée. Je me suis occupée pendant plus de 12 ans d’établir des feuilles de route, de contacter des ambassades, des ministères, de commander du matériel, J’ai guetté chaque jour à la radio les catastrophes naturelles, les guerres civiles, les ouragans, les famines, les déplacements forcés ou non. J’essayais de garder mon calme lorsque tout allait mal, lorsque les embûches étaient trop vastes, trop grandes pour moi. Je pensais que même si une seule goutte devait passer à travers ce filet, elle devait servir à sauver des vies, des femmes, des enfants, enfin ceux qui ne faisaient pas la guerre. J’ai vu des médecins revenir écoeurés, des bénévoles malades et abîmés pour le reste de leur vie d’avoir vu ce qu’ils avaient vu.  J’étais loin à l’arrière, j’étais protégée. Je suis devenue incollable en géographie et, hélas, également en géopolitique car tout est rapidement prévisible quand on comprend un peu les mécanismes politiques et économiques qui agissent sur tout le reste. L’humain compte peu, c’est pourtant lui qui agit, qui subit, qui meurt ou survit.
Aujourd’hui c’est moi qui survit et cela m’insupporte. Il y a déjà trop de temps que les appareils branchés jour et nuit qui me maintiennent en vie, une septième vie artificielle et sans intérêt, consomment de l’électricité à fonds perdus.  Cette vie-là ne sert à rien, alors je vais l’arrêter. J’ai brûlé mes 7 vies en croyant changer le monde et il est tel qu’il était auparavant : magnifique et injuste. Nous ne sommes que des gouttes dans un océan rageur qui ne nous écoute pas.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire