mardi 16 décembre 2014

Noël attaque


Il était une fois un calendrier de l’Avent magique, échoué dans le débarras d’un antiquaire, Vallis, qui l’avait récupéré dans un vide-grenier falsifié, un de ceux réservé aux particuliers où l’on voit pourtant de multiples objets destinés à des collectionneurs. Le brocanteur avait repéré ce vieil objet à suspendre, qui ne servait qu’en fin d’année et l’avait trouvé digne d’intérêt, malgré ses boiseries fatiguées et ses soieries usées. Il l’avait monnayé trois francs six sous, profitant de l’heure matinale et de l’ambiance brumeuse pour faire valoir ses prérogatives de commerçant avisé et peu scrupuleux.
Il l’avait emporté chez lui, l’avait dépoussiéré, rafistolé, avait reverni ses bois vieillis et lavé ses tissus autrefois scintillants. Il avait aussi vérifié qu’il comportait bien 24 tiroirs, 24 dates et 24 emplacements vides, sans doublon ni oubli. Voilà. On était le 28 novembre et le calendrier reluisait et brillait de mille feux, prêt à être installé dans une vitrine pour attirer le chaland. En fait, l’antiquaire l’emporta pour que son stand soit remarqué, à la Brocante d’Enfer, qui a lieu chaque année du dernier week-end de novembre au dimanche d’avant Noël, cette année un 21 décembre.
Accroché au milieu des armoires Louis XII et des commodes Louis Philippe ; au milieu des dentelles style Marie Antoinette et des brosses à cheveux plutôt Mme de Maintenon, le calendrier faisait belle figure. Un peu anachronique, mais qui s’en souciait ? Sur ces allées, l’essentiel était de paraître, pas d’être authentique.
La perle du 1er tiroir était bleue. Mais toute la journée, le ciel ne fut que brouillard, pluie fine et pieds glacés. Autant dire que pour un jour d’ouverture, c’était râpé. A 20 heures, le brocanteur ferma son stand sans avoir rien vendu, ne sachant si c’était dû au mauvais temps, à son air renfrogné ou à la mauvaise conjoncture économique.
Le 2 décembre, une petite femme toute emmitouflée de tissus vint voir le brocanteur et carrément, lui demanda l’aumône, en argumentant que le mois de décembre était propice aux ventes et qu’il pouvait bien se fendre d’un petit sou dans sa main gantée de trous afin d’éviter qu’elle meure de froid dans la nuit. Il fit la sourde oreille, tout en faisant semblant de lire la presse locale qui relatait la grève des services d’urgence, qui hurlaient leur colère de ne pouvoir venir en aide aux nécessiteux, de plus en plus nombreux. Les services de gardiennage houspillèrent la vieille qui partit en maugréant. Un peu plus tard, le brocanteur s’aperçut qu’il manquait la perle bleue du tiroir 1er décembre. Il ouvrit le tiroir, regarda dedans, y trouva un sou. Il le regarda bizarrement, renifla et le laissa tomber dans son porte-monnaie avec sa recette de la journée (3 dentelles au rabais et un vieux livre tout écorné).
Le lendemain, Vallis arriva de mauvaise humeur car il avait assez mal dormi. Le calendrier de l’Avent lui avait trotté dans la tête toute la nuit, il le trouvait assez mystérieux, se demandait si c’était vraiment une bonne affaire et s’il ne ferait pas mieux de s’en débarrasser. Encore fallait-il qu’il ait des clients ! Il aurait pu l’offrir en cadeau après une bonne vente.
 Cette journée-là comme la suivante fut glaciale et il ne put s’empêcher de penser à cette petite femme qui l’avait menacé de mourir de froid. Où était-elle aujourd’hui ? Dans quelle masure, sous quel pont, vers quel abri de fortune ? A tout hasard, il ouvrit le tiroir correspondant à la date du jour et eut la surprise d’y trouver encore un sou. Or il était sûr de n’avoir rien déposé dans aucun des tiroirs lorsqu’il avait tout remis à neuf. Il se retint d’ouvrir tous les tiroirs d’un coup, pensant que ça pourrait lui porter malheur. Comme il regardait au loin, rêveusement, il crut voir la même femme que la veille, et presque sans le vouloir, leva la main pour la héler et qu’elle vienne à lui. Elle s’approcha en glissant, toujours aussi emmitouflée, mais tendit vite la main lorsqu’elle vit le sou entre les doigts du brocanteur. Merci, Monseigneur, lui dit-elle, la nuit porte conseil, pas vrai ? Elle avait des doigts étonnamment fins et pas du tout froids. Et elle n’était pas si moche que ça, après tout. Elle lui fit un sourire de gamine et lui tourna le dos. Curieusement, alors même que ses ventes du jour furent aussi tristes que celles de la veille, il n’en fut pas totalement désespéré et se surprit même à sourire dans le vague, sans comprendre quelles pensées le faisaient ainsi rêver.
Le petit bonhomme de pain d’épice peint sur le tiroir correspondant au 5 décembre fit un clin d’oeil lorsqu’au matin du lendemain, Vallis, s’asseyant sur un coin de table XVIIIème pour déguster son café, y trouva une petite brioche, enveloppée dans un papier journal, comme autrefois. Il regarda autour de lui mais tout était comme d’habitude et apparemment, aucun de ses voisins n’avait eu droit à une brioche. Il la regarda sous toutes les coutures et lui trouvant un air de fameuse brioche, mordit dedans. Le bonhomme de pain d’épices soupira.
Décidément, cet hiver était catastrophique : il neigeait le 6 décembre. Les ambulances et services d’urgence passèrent toute la journée toutes sirènes hurlantes. Quelques clients très emmitouflés, très pressés et sûrement très désargentés passèrent sans rien débourser. Pour se changer les idées, Vallis se dirigea vers le tiroir du jour, qu’il trouva à moitié ouvert : un flot de dentelles en surgit, une dentelle si fine et si merveilleusement brodée qu’il en eut le souffle coupé. Il était sûr que ce tiroir ne contenait rien il y a encore quelques jours. D’où venait ceci ? A qui était-ce destiné ?
Il commença à être inquiet lorsque le lendemain, il remarqua qu’un flocon de neige était dessiné sur le tiroir du 7 décembre et qu’il y trouva dedans un flocon de neige, en papier plié de type karigami, tout blanc. Des cadeaux ? Qui donc pouvait lui faire de si jolis cadeaux, lui qui était un vieil ours solitaire depuis tant d’années ? La calendrier ne fabriquait tout de même pas lui même ces objets au cours de la nuit… Il résista encore à l’envie de tout ouvrir d’un coup mais se pencha quand même pour vérifier. Nulle marque de fabrique, nul « made in… », aucune signature de fabricant. Peut-être l’objet le remerciait-il ainsi de l’avoir remis à neuf ?  Il se traita aussitôt de vieux fou : aucun objet ne pouvait penser ni fabriquer quoi que ce soit.
On ne pouvait pas dire que ce soit une bonne année pour la Brocante d’Enfer, pourtant le brocanteur se levait chaque matin de plus en plus pressé de voir ce que lui réservait cette nouvelle journée. Le 8 décembre, il prit peur que tout cela ne soit qu’un rêve car non seulement il ne se passa rien mais le tiroir du 8 était vide lorsqu’il l’ouvrit en arrivant. Ses doigts farfouillèrent jusqu’au fond mais rien. Et si finalement ce calendrier de bois n’était qu’un calendrier de bois ? Il se dit lui-même que, bien entendu, cela ne pouvait être autrement et que tout le reste n’était que mauvaises farces ou élucubrations. Dommage, tout de même, marmonna-t-il le soir juste avant de s’endormir. On aimerait tant croire au Père Noël.
Le 9 décembre était un samedi. Vallis fit tellement d’affaires ce jour-là qu’il fut obligé de remonter à son magasin pour y chercher des meubles, des objets, des bijoux, des livres. Il ne pensa à ouvrir le tiroir qu’en fin de soirée, lorsque tout fermait. Il n’en crut pas ses yeux : dans le tiroir se trouvait un portrait. Un portrait minuscule, un portrait de femme, un visage un peu caché par un voile bleu, comme une peinture de la Renaissance. Il n’arrivait pas à voir les traits de cette femme qui avait comme un vague air de connaissance. Il prit le portrait et le mit dans sa poche, se promettant de mieux regarder, à la loupe s’il le fallait, une fois rentré chez lui.
Mais la loupe assez grosse pour y voir se trouvait en fait dans un vieux coffre bourré d’outils et d’objets de toutes sortes, coffre qu’il emportait toujours dans ses déplacements au hasard des brocantes. Il dut donc attendre le lendemain pour examiner le portrait, qui ne lui parla pas plus que la veille. La couleur bleue, il était sûr de l’avoir déjà vue… Il leva les yeux mais sur le tiroir indiquant le 10, il était dessiné une cerise. Quelle incongruité, se dit-il, pour un mois de décembre… les seules cerises disponibles en hiver venaient du Chili et coûtaient 3 à 5 fois plus cher qu’en saison.  Dans le tiroir, une partition : Le Temps des Cerises, de A. Renard, paroles de J.B. Clément. Il rêva toute la nuit des jolies femmes qu’il avait rencontrées et qui l’avaient quitté, tout au long de sa vie, et se sentit bien seul.
Il lui prit l’idée le lendemain de remettre à neuf une jolie poupée de porcelaine qui pourrait ainsi rehausser son stand de babioles. Le lundi, ce n’est de toutes manières pas un bon jour pour vendre. Il s’occupa les mains, repeignant, cousant, recollant des morceaux de manière invisible. Il avait toujours aimé les objets, c’était l’une des raisons qui l’avait poussé à se faire brocanteur, revendeur d’objets en quelque sorte. Il prit même un morceau de la dentelle « donnée » par le calendrier et en cousit sur les manches de la poupée. Lorsqu’il eut fini et qu’il l’installa sur le lit en merisier qui trônait, elle avait une bien belle allure. Il quitta la brocante fier de lui, sans avoir eu le temps de penser au calendrier.
Au matin du 12 décembre, la poupée était toujours là (la brocante était sécurisée la nuit) mais stupéfait, il fouilla fébrilement dans sa poche à la recherche du portrait qu’il compara au visage de la poupée : oui, c’était bien elle, le voile bleu, qu’il n’avait pas remarqué la veille, rabattu sur le visage si fin de Renaissance italienne. Etait-ce bien la même poupée que celle qu’il avait tenu entre ses mains toute la journée, la veille ? Il ne savait que penser.
Les 13 et 14 décembre, Vallis fut bien agité. Il se demandait s’il ne devenait pas complètement fou et ne savait que penser de ce calendrier, s’il était vraiment magique ou si quelqu’un se moquait de lui depuis des jours. Méfiant, il ouvrit quand même, avec retard, les tiroirs des derniers jours mais ils ne contenaient rien d’intéressant. Une cliente, à la recherche de déco kitsch, lui fit la remarque que ce calendrier de l’Avent était trop moderne pour aller avec le reste de sa boutique, mais avant qu’elle ait eu le temps de lui faire une offre, il se surprit à lui annoncer que cet objet n’était pas à vendre.
Maussade, il passa la journée du 15 à ruminer de bizarres pensées. Il était très partagé et ne savait que faire. En début d’après-midi, un livreur vint lui porter un paquet en lui disant que tout était payé et que le magasin Jewlry and Cie le remerciait et lui souhaitait de bonnes fêtes. Il regarda le paquet sans oser l‘ouvrir et ne sut pas si des clients étaient passés, lorsque le soir tomba. Sur le quinzième  tiroir était dessiné un diamant bleu.
Aujourd’hui,, se dit-il en se levant le matin suivant, je saurai bien ce qu’il se passe ! Il entra dans sa boutique, jeta un œil sur la poupée qui n’avait pas bougé et défit le paquet. Dans une petite boîte en bois se trouvait, emmitouflée dans une soie bleutée, la perle qu’il avait perdue au début du mois, la perle du 1er décembre. Elle était sertie, prête à rejoindre le doigt qui la porterait. Il fut désespéré : comme le Prince charmant qui demandait à toutes les jeunes filles de chausser la pantoufle de vair perdue par Cendrillon, allait-il devoir demander à chaque femme qu’il croisait d’essayer la bague bleue pour trouver l’élue ? Il ricana et jeta la bague dans le tiroir, avec l’étui.
Il n’ouvrit pas boutique le 17. Abattu, il resta chez lui à se demander pourquoi sa vie était soudain devenue si compliquée. Depuis sa stupide idée de refaire à neuf ce calendrier fait de bois, de tissus moirés et de sorcelleries, il se sentait en même temps exalté et triste, joyeux et morne, sans savoir de quoi demain serait fait.
A la fin des deux jours suivants, qui passèrent sans qu’il semble s’en rendre compte, il comprit enfin qu’il était amoureux. Sauf qu’il ne savait pas de qui, puisque tous ces rendez-vous presque quotidiens avec le mystère ne lui avaient pas révélé ce qui se passerait au bout du dernier jour et qu’il ne se voyait pas survivre une semaine de plus sans savoir à quoi s’en tenir. Le bonhomme de neige peint sur le 19ème tiroir avait un air tantôt ricanant, tantôt suppliant, mais Vallis n’ouvrit aucun tiroir. Il ne voulait pas penser que Noël aurait lieu dans 5 jours et qu’il allait le passer seul, comme chaque année depuis longtemps.
La frénésie de Noël s’accéléra, s’intensifia, malgré les porte-monnaies vides, les mauvaises nouvelles des journaux et le mauvais temps qui décimait le reste de vie urbaine. Ceux qui en avaient les moyens achetaient n’importe quoi et ceux qui n’avaient rien n’achetaient rien. Vallis se sentait complètement décalé, malgré la surprise de ce qu’il trouva dans les tiroirs non encore ouverts : un savon bleuté, un blaireau moucheté et un miroir doré. Mais pour qui donc devrait-il se faire beau ?
Enfin, le dernier jour de la Brocante d’Enfer arriva. Vallis commença à ranger sans conviction, un peu au hasard, attendant quelque chose qui ne venait pas. Il alla chercher son camion vers 18h, il faisait déjà nuit et les lumières de la ville clignotaient, transformant les passants hagards en pantins désarticulés. Lorsqu’il revint à la boutique, la poupée n’était plus là. A sa place il y avait son portrait en vrai, la petite femme emmitouflée dans des voiles bleutés. Elle avait le calendrier de l’Avent sous son bras. Vallis restait immobile, sans pouvoir bouger. La femme se leva, vint se planter devant lui et lui fit de son air effronté : Je suis le dernier cadeau du tiroir. Vas-tu me garder ?


Ils ne se marièrent pas et n’eurent pas d’enfant. Mais les quelques jours de décembre passés ensemble jusqu’à Noël furent prolongés. Ils durent peut-être encore aujourd’hui, allez savoir. Quant au Calendrier, nul ne sait ce qu’il est devenu. Moi, je crois qu’il est parti porter bonheur ailleurs.

mardi 2 décembre 2014

Souvenir musical



Ma fille a 15 ans. Elle écoute du rock, du pop, d’autres musiques plus ou moins variées, plus ou moins électriques, plus ou moins bruyantes. Mais elle entend aussi ce que j’écoute quand elle n’est pas dans sa chambre : des chansons françaises, du classique, de l’opéra… Alors elle veut bien que je l’emmène à un concert de l’Orchestre du Capitole sous la direction de son nouveau chef, un jeune russe qui promet et dont on ne comprend pas comment ni pourquoi on a pu l’arrêter quelques temps à Toulouse. Elle se laisse emmener parce-que, au programme, c’est Tableaux d’une exposition de Moussorgski et qu’elle a déjà aimé le disque.
Nous arrivons, nous prenons place, un peu en haut, à droite de l’orchestre. C’est bien, on voit le pupitre du chef de manière bien distincte. Les musiciens arrivent, le chef ensuite, applaudi par ce public déjà conquis, après juste quelques mois d’envol, par ce chef gentil, précis, musical et vif.
Toutes les deux, mais je crois que le reste du public aussi, nous sommes tout de suite emportées par la musique tourmentée, imagée, de cette exposition russe. Dès les premières notes, nous suivons les pas parfois nonchalants, parfois lourds et pressés de celui qui déambule sur le parquet ciré du musée, de la galerie d’art, à Saint-Pétersbourg ou ailleurs, qu’importe. Nous suivons des yeux les gestes du chef d’orchestre, ses mouvements ronds et précis et surtout nous suivons ses mouvements lorsqu’il danse, littéralement, avec la flûte, les cloches, ou pour lancer les violons, et qu’il va jusqu’à mimer le ballet des poussins qui suivent leur poule de mère. L’orchestre suit, joyeux, aérien, heureux. Pas besoin d’images, nul tableau n’est nécessaire : le chef et sa danse suffisent à notre bonheur parce que l’orchestre le suit, louvoie, fait des rodomontades et des esquisses de notes, rondes, ciselées, argentées.
A la fin du concert, ma fille a applaudi à tout rompre et dans un chuchotement m’a dit : maman, j’avais des frissons tellement c’était beau. Oui, il s’était passé quelque chose ce soir là, entre le chef, l’orchestre et nous et avec le souffle de Moussorgsky qui s’était posé là.
Ma fille écoute toujours du rock. Mais sur son I Phone, elle a aussi de la musique classique, des musiques du monde et de la chanson française. Elle veut bien venir quand je lui promets une surprise, elle veut bien écouter de nouvelles choses, quelque soit le genre et la case dans laquelle on les met. Ce qui est important, c’est l’émotion qu’elle ressent, pas le genre de musique qu’elle écoute.

Le jeune chef russe est toujours là, même s’il commence à prendre son envol pour des steppes lointaines. En peu de temps il aura fait beaucoup pour la musique, pour les jeunes, pour nous tous. Il est ici chez lui. Aucune frontière, aucune guerre ne pourra jamais bloquer ces mélanges là.

merci à Dominique Boutel - souvenir musical - La matinée du samedi - France Musique - 27/12/2014