Finalement
les choses vont souvent par deux. Et même quand un personnage est tout seul
dans le paysage, dans un tableau, il y a toujours moi qui le regarde. Du fait
que je le vois, il n’est déjà plus tout à fait pareil. Ce n’est plus celui qui
a été peint, c’est celui qui est regardé par un voyeur malgré lui. Est-ce que
les flâneurs des musées sont des voyeurs ? Le personnage peint s’échappe
du tableau et entre dans l’intime de chacun des voyeurs, chacun de ceux qui
s’arrêtent et qui le contemplent. L’un se penche sur la gauche, l’autre nettoie
ses lunettes pour mieux voir le détail, cet autre passe devant une Mona Lisa
sans la voir, parce qu’elle est noyée dans la pénombre ou suspendue trop haut.
Le diable se cache dans les détails.
Les
femmes surprises dans leur toilette par Degas font semblant de me tourner le
dos mais je sais qu’elles ne sont pas dupes. Les femmes savent que les hommes
les regardent, nues. Ils les peignent, les sculptent nues, étrangement et
toujours nues. Ce n’est pas la vraie vie,
celle où l’on est le plus souvent habillé. Est-ce que toutes les Mona Lisa, celles qui
lui ressemblent, ne me jettent pas à la face ma propre nudité, dans leur regard
si pur, si clair où combien d’hommes se sont perdus ? Est-ce moi
finalement qui me retrouve nu devant ces visages de femmes au voile
transparent, presque inexistant ; devant ces visages d’anges aux reflets
mordorés dont on ne sait s’ils sont mortels ou divins, jusqu’au moment où l’on
aperçoit l’ombre de leurs ailes, de celles qui font rêver.
Je
passe et repasse devant l’ange de Léonard. Je m’assieds devant et le contemple.
C’est la figure du triptyque habituel qui seule me touche, me transporte,
m’émeut et m’interroge. C’est la seule figure intéressante. Qu’est-ce qu’elle
fait là ? Cet ange est trop belle, c’est forcément une femme. Léonard s’en
fichait bien, il n’aimait que la beauté, peu lui importait son sexe. Il faut que
je me sorte de là. Plus je le regarde, ce visage, plus j’ai envie d’entrer dans
le tableau, de le toucher, de lui parler. Etes-vous vivant ? Est-ce que ça
existe, un ange ? Est-ce que ça existe vraiment, ou n’est-ce qu’un trait
de fusain, une touche de couleur, une courbure de plâtre qui va s’estomper dès
que je détournerai les yeux ?
Je
préfère penser qu’il va perdurer et je continue à le contempler.
NB : il
existe deux versions du tableau de « La Vierge aux rochers »
attribués à Léonard de Vinci ; la première visible au Louvre, la deuxième
à la National Gallery de Londres. Celle du récit est à Londres, c’est la plus
belle, car il y a les ailes, l’expression, la douceur, le mystère…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire