mercredi 15 février 2017

la trappe

Nous sommes tous des farceurs car nous survivons à 

la fin du monde chaque jour. Dès le matin, au réveil, lorsqu'une voix nasillarde déverse son lot quotidien de catastrophes, de guerres et de faits divers, égrenés comme une litanie triste et obligatoire. Comment y survivre ? Mais tant pis, il faut se lever, regarder les valises qu'on a sous les yeux, chaque jour un peu plus lourdes, chaque jour baisser les yeux un peu plus vite. Arriver à éviter tout court de se regarder dans la glace, ou alors en y faisant des grimaces, pour se décomposer en origamis de chair inversée. Puisqu'on est dans la farce, autant se composer un sourire de pacotille pour répondre poliment aux "bonjour ! ça va ?" qui ne vont pas manquer de ponctuer chaque rencontre du matin. Mais à un moment, le sourire de façade va commencer à se fissurer. La valse quotidienne peut commencer : on nous déverse un tombereau de problèmes à résoudre, problèmes petits ou grands, minuscules ou minables pour lesquels on se met en quatre afin d'y trouver une solution, elle-même minable, mais qu'importe ? La Terre tourne sur elle-même, elle virevolte et demain sera également un autre jour, avec de nouveaux problèmes, mineurs ou majeurs selon le degré de farce qu'on aura mis dans les légumes du déjeuner de midi. L'après-midi s'étire, on s'étire avec elle pour éviter de se racornir. Le soleil a fait son tour, on ferme les yeux à demi et au retour dans ses pénates, on se dit qu'au lieu de plantes en pot, on aimerait avoir un jardin, quels délices ! La fatigue reprend le dessus, on enfile un pyjama à rayures, aussi zébré que le costume d'un prisonnier et notre ultime pensée avant de sombrer, c'est : quelle farce ! Une vie sans tambour ni trompette, sans un monsieur Loyal bienveillant qui pourrait nous réveiller en s'écriant : ce n'était qu'une farce !
l'incipit est de Cioran

samedi 4 février 2017

Maud et l'oubli

"Elizabeth is missing" Emma Healey (paru sous le titre "L'oubli" chez Sonatine en 2014)

Comme dans "l'intruse", nouvelle d'Eric Emmanuel Schmitt parue en 2009, on se prend immédiatement d'amitié pour celle-ci, Maud. Une vieille personne qui perd peu à peu la mémoire mais fait encore bien semblant d'être venue dans cette boutique pour acheter justement ce qui lui manque dans sa cuisine : des pêches en boîte, qui s'entassent ensuite dans son placard, au grand dam de sa fille aidante.
Maud sent son esprit s'échapper, elle n'arrive pas à tenir le bout d'un raisonnement bien longtemps. Elle s'échappe de plus en plus dans le passé, son passé d'adolescente, frappé par la disparition soudaine et non élucidée de sa soeur aînée, au lendemain de la guerre. Maud recherche dans les tréfonds de sa mémoire qui flanche tous les moments qui ont suivi cette disparition. Un faisceau d'indices qu'elle croit lié à une autre disparition récente dont nul ne semble s'inquiéter sauf elle : son amie Elizabeth n'est plus là et Maud ne sait pas pourquoi. Personne ne lui répond lorsqu'elle pose la question, pour la millième fois sans doute. Personne ne comprend non plus pourquoi il lui arrive régulièrement de creuser la terre, une terre où l'on pourrait faire pousser des courges, de celles dont on mange les fleurs. Elle ne sait plus ce qu'elle veut y trouver, elle sait juste, grâce aux petits bouts de papier laissés dans ses poches, que son amie n'est pas là et qu'elle a peur de ce qui a pu lui arriver.
Maud va finir par donner la clé du mystère, au bout de ce long voyage à travers le quotidien de son esprit qui voyage, dont les neurones s'effilochent mais qui tient le lecteur en haleine jusqu'à la dernière page. Ecrit avec une maîtrise stupéfiante par une jeune dame anglaise, un suspense qui va et vient dans un espace temps de 70 ans, une vérité criante sur un drame humain, trop humain.