C’est dimanche. Je me réveille lentement, me sors d’un rêve
en blanc et noir. Pas comme un film, pas comme « La dolce vita », non, un rêve
sans couleurs, un univers de labo photo mais sans la petite lumière rouge ni
même l’odeur des produits de développement.
C’est dimanche. Je le sais à cause du bruit : il n’y en a
pas. Chacun est dans ses draps blancs, ou dans ses idées noires, c’est selon.
Je n’ouvre pas les yeux. J’écoute ce silence, ces murmures ouatés qui
parviennent quand même à s’infiltrer jusqu’à mes oreilles.
C’est dimanche. Ma taie d’oreiller est blanche, je le sais
car elle n’a pas le même poids, la même odeur que les taies teintes. Les taies
tintent, tiens, ça me fait sourire mais je garde encore les yeux fermés. Une
lumière blanche s’insinue sous mes paupières et me souffle que le matin a déjà
commencé.
C’est dimanche. Je m’imagine entrain d’écrire ce que je suis
entrain de penser, je vais le faire dès que je serai réveillée, assise au bord
du lit. J’écris car je ne sais pas dessiner. Ce n’est pas grave puisqu’au bout
je brûle tout, le papier blanc et l’encre noire. Le papier devient noir en
brûlant et se recroqueville, laissant l’écriture comme des traînées blanches
sous la suie.
C’est dimanche mais la lumière devient trop forte et mes
paupières s’ouvrent toutes seules. La nuit est finie, la nuit noire est partie,
c’est la lumière blanche qui paraît, avec la vie, les bruits, les ennuis. 
La sonnerie du téléphone a retenti. Comme d’habitude, je me
suis précipitée, j’ai écouté ce qu’on m’a dit, j’ai fermé les yeux et dit :
j’arrive. J’ai dévalé les escaliers du vieil immeuble, dévalé les rues qui
descendent, qui montent, me suis engouffrée dans le métro, remonté les
escalators à pas de course, couru jusqu’aux escaliers de l’Hôtel Dieu pour me
retrouver maintenant nez à nez avec ça. Une lointaine musique d’accordéon
parvient jusqu’à mes oreilles mais une odeur de vieux pansements me prend
soudain à la gorge. Titubante, je me penche sur le parapet blanchi de
salissures et vomit sur les mouettes qui s’enfuient en piaillant. Je reste
longtemps penchée, attendant que les derniers spasmes s’apaisent. Ma peau est
brûlante et froide en même temps. Je dois être verte, pas de peur mais à faire
peur. Je me force à ne pas penser au sang, au sang partout pour ne pas me
remettre à vomir. D’ailleurs, les mouettes sont revenues et me regardent
parfois d’un œil torve. Je fais peur aux mouettes. J’essaie de penser à une
île, l’été, le soleil et la chaleur. Pas la peine de m’imaginer là-bas, j’ai
beau fermer les yeux, j’ai quand même l’image collée au fond de mon cerveau. Ce
groupe de vieillards, réunis pour une petite fête, massacrés jusqu’au dernier,
y compris le cuisinier. Le sang dans les soucoupes et dans les tasses à café.
La musique d’accordéon est toujours là, quelque part, faible
et lointaine. Personne ne va l’arrêter. Personne ne vient me chercher. Personne
ne songe à m’apporter ne serait-ce qu’un verre d’eau. Dans mon métier on en
voit d’autres. Dans ma fonction, on est seul devant les morts comme devant les
vivants. Ceux qui restent, comme nous, avec des visions d’horreur insurmontables.
Est-ce que j’aurai le cran d’y retourner ? Mon estomac se révulse. Pas encore,
non. Puis j’entends des voix et des portières qui claquent derrière moi, les
lumières tournoyantes des gyrophares bleus, les brancards portés par des
infirmiers blasés.
La mort violente est très chaude tant qu’il y a du sang.
Elle devient froide une fois à la morgue, étiquetée, plastifiée. Je ne sais pas
laquelle est la pire. Je renifle. Le médecin légiste s’avance vers moi et dit :
- Bonsoir
Commissaire, pas beau à voir, hein ?
Je ne réponds pas. Je viens juste de me décider à changer de
métier.
Je reviens enfin lentement à travers les rues désertes.
J’aperçois un café ouvert, avec une minuscule terrasse encore au soleil. Je m’y
assois pour boire un café, en profite
d’abord pour fermer les yeux et écouter les bribes de conversation des
gens qui passent :
- mais non on
va vers là-bas…
- mais il t’a
dit qu’il serait là ?
- je dormais
bien, mais qu’est-ce que je dormais bien… !
- tu es
toujours en retard !
Je me souviens alors que je dois aller chercher ma fille ce
soir à la gare. J’ai le temps. Je laisse le soleil de fin de journée caresser
ma peau et mon regard vagabonder sur les hauteurs : j’aperçois des colosses
tenant des colonnes sur leurs épaules, des cariatides de chaque côté de mille
fenêtres, des portes à grosses serrures et avec d’étranges ferronneries, à
double battant, abritant des cours anciennes pavées, des ruelles étroites.
Au-delà, vers le ciel, se dresse au dessus d’un bâtiment un boeuf sur le toit.
Qu’est-ce qu’il fait là ? Est-ce le paratonnerre d’un
boucher ? Le mot boucher me refait frissonner et je repars. Un scooter me frôle
et manque me faire tomber. Un vrai scooter, un vieux, un vespa comme dans les
années 70. Le souvenir de mon arrivée dans cette ville me submerge. Ce devait
être à la fin du mois d’août. Il pleuvait à verse et des barres de pluie
traversaient les bâtiments de brique dont on ne voyait pas le rose. Tout était
gris, même l’enseigne longiligne des Nouvelles Galeries et pourtant une lumière
jaune et chaude se déversait tranquillement. Le scooter file dans les petites
rues, il vire, glisse et revient dans ce centre ville pavé. La visière du
casque empêchait de voir les choses clairement et les rendait étonnamment
floues. Une seule chose était sûre : cette ville serait la mienne, elle
m’enveloppe, m’adopte, me transporte.
Aujourd’hui la lumière du soir est toujours chaude et
lumineuse, enveloppante. Les rues sont
toujours roses et grises, mais moins pavées, accessibilité oblige. Je me
promène, regarde en l’air et m’empêtre dans une grande bringue immobile sur le
trottoir, regardant ses pieds d’un air malheureux. Je les regarde aussi mais
n’y voit rien que des souliers éculés sans lacets. Cette place regorge de sans
abris, de trafics en tout genres, de flâneurs, de chômeurs en quête de quelque
chose qui les changerait de la routine vide de leurs journées, de retraités qui
attendent des bus improbables, du genre qui passent entre 15h40 et 16h15 sauf
dimanche et jours fériés. La grande bringue
n’a pas bougé. Elle me fait soudain penser à celui qui se promenait toujours
dans la Grand rue du village où j’habitais, petite. Il humait le vent, vivait
de rien et portait toujours les mêmes chaussures, données par quelque œuvre de charité.
Avec ma copine, avec laquelle on se piquait de poésie, on avait même inventé
une petite strophe innocente qui nous faisait rire aux larmes à chaque fois
qu’on la récitait :
L’idiot du village est empêtré
Etonné, il regarde ses pieds
Meurtris par ces chaussures trop
Petites que quelqu’un lui a données
Euh… dit-il sans accent
Chuis pas sûr qu’ce soit un cadeau
Hébété, il regarde sans comprendre
Encore pourquoi il ne peut avancer
Mais soudain quelqu’un passe
Et lui lance d’un air goguenard
Non mais t’es crétin ou quoi
T’as pas vu que tes lacets sont ensemble attachés ?
J’en souris encore pareil aujourd’hui, je ne l’ai même pas
oubliée, cette petite strophe de rien du tout, que nous avions inventée un soir
de pluie pour chasser l’ennui.
Avant de prendre le chemin qui mène à la gare, je vérifie
que cet innocent-là n’a pas les deux pieds attachés, non, il pourrait marcher,
son hébétude doit avoir une autre provenance, plus liquide. Je le laisse se
demander s’il va enfin traverser ou non et me dirige vers le métro lorsqu’une
affiche me saute aux yeux : « ce soir, mettez vous en mode vibreur ». Déjà
agacée par les conversations impudiques qui m’ont agressé les oreilles tout au
long de ma déambulation, je songe qu’il serait encore plus profitable à
l’humanité qu’elle se mette en mode silence, une bonne fois pour toutes.
Devant la gare, une foule dense sort et entre dans le bruit
incessant des portes coulissantes. Je remarque un Touareg bleu, grand et
enturbanné, qui fait les cent pas devant le hall départ et finit par partir
avec un ami enfin arrivé. Mes yeux se
lèvent vers le panneau lumineux : 20mn de retard, j’ai bien fait de ne pas me
presser. Je lèche la vitrine du marchand de journaux qui affirme qu’un livre de
poche, c’est léger dans une valise. Moi je n’ai rien, ni sac ni valise, ni chic
ni craquelée. J’attends l’arrivée de ma fille, qui parfois se pose chez moi
entre deux voyages, deux reportages, deux amours volages. Telle Icare volant
dans les airs, ma fille à 8 ans avait un jour construit ses ailes, bleues avec
une armature en fil de fer. Le jour où elle a vraiment pris son envol, elle
s’est posée comme un oiseau sur ma main, m’a dit au revoir en soufflant un
baiser sur ses doigts, est partie loin de moi. Elle revient pourtant, oiseau
migrateur fidèle. Je la vois descendre du train, avec ses sacs de voyages, ses
mallettes pleines d’appareils photos et d’accessoires. Je m’approche, la
retrouve, l’embrasse. Ma journée commence vraiment.
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