J'ai découvert Monsieur Lawrence Durrell d'abord par les yeux de son frère Gérald, qui raconte de manière hilarante dans "Ma famille et autres animaux (ou Féérie dans l'île pour les plus anciennes éditions)" l'installation et la vie de cette famille insolite dans l'île de Corfou, au début du 20ème siècle.
Déjà, je m'étonnai de la clairvoyance de cet homme, tolérant, progressiste et surtout d'une immense culture artistique fine et polyvalente. Enfin, c'est ainsi que je le voyais.
J'ai ensuite dévoré quelques uns de ses livres, d'abord "Les îles grecques", époustouflante "description" de l'essaim de ces minuscules territoires plongés dans la mer Egée. Il ne s'agit pas ici de géographie mais d'un subtil mélange de mythologie, de sociologie, de civilisation, de caractères et d'humour. A emporter partout avec soi.
Dans une minuscule et sombre librairie parisienne spécialisée, j'ai acquis "Citrons acides", sombre pressentiment désenchanté de ce qu'il advint de l'île de Chypre à la fin de la domination britannique. Sous le diplomate perce l'amoureux des mots et des gens, de la vie telle qu'elle se présente, sans fioritures ni faux-semblants, dans cette île déchirée.
Mais voilà, il fallait aussi lire enfin ce qui est considéré comme le chef d'œuvre de Durrell : Le quatuor d'Alexandrie, somme de 4 récits inséparables "Justine", "Balthazar", "Mountolive" et "Clea". Pourquoi inséparables alors qu'ils ont paru initialement les uns derrière les autres, comme une sorte de feuilleton, entre 1957 et 1960 ? Parce qu'ils forment un tout, une vérité, qui se découvre peu à peu au fur et à mesure que chaque personnage intervient dans l'histoire à travers la sienne propre, par le truchement de la voix d'un cinquième, Darley, pâle miroir de ceux qu'il réfléchit. Ce cinquième élément est celui qui passe, qui regarde sans voir, qui agit sans comprendre. Mais c'est aussi celui qui raconte.
Et puis en fait, cette histoire ne serait-elle pas celle d'un sixième personnage qui traverse lui aussi tous les autres en les bousculant, en les transcendant en quelque sorte, comme un éclair fulgurant, une lumière profonde et fugace qui laisse des traces sur chacun des autres ? Le livre de Pursewarden ou le quatuor d'Alexandrie. C'est bien lui le centre, le trou noir, l'aimant. Vivant ou mort, il reste la référence ultime, jamais tout à fait compris, sans cesse agitateur de sentiments profonds.
L'écriture de Durrell est incomparable. Foisonnante et riche, fourmillant de détails choisis, de poésie. D'une érudition rare, sans affect ni pédanterie. Juste comme il était ? Qu'on ne me dise plus : "les descriptions dans la littérature, quel ennui !" sans avoir lu auparavant le début de "Mountolive", qui raconte la grande pêche sur le lac Mareotis, proche d'Alexandrie, toile de fond de toute l'histoire.
Pour finir ma plongée en Egypte de l'entre deux guerres, j'ai déniché le film "Justine" de Georges Cukor, d'après Le quatuor. Evidemment, on ne résume pas presque 1000 pages en 116 minutes sans pertes sèches. Caractères sans âme, sans profondeur, sans nuances. Histoire d'espionnage sans suspicion, somme toute, et images d'une Egypte tourmentée qui n'arrivent pas à nous intéresser. Peut-être n'était-il pas possible de faire mieux ? Encore une fois, cela prouve l'intérêt de ne pas rester à la surface des romans en restant simple spectateur d'une adaptation falote. Il faut s'en imprégner jusqu'à la moelle en plongeant nus dedans, comme le font à la fin du Quatuor Clea et Darley, dans la mer entourant l'île de Narouz, avec tous les frissons, les joies et les découvertes que cela implique. On ne sort pas indemne de cette lecture, mais grandi et émerveillé. Et surtout avec l'envie de continuer.
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