Comme
les musiciens, il y a des peintres plutôt « scientifiques ». Non
seulement ils savent dessiner et peindre des figures, des paysages, mais en
plus, ils jouent avec la gamme des couleurs, la gamme chromatique, pour faire des
effets. Quand en plus ces effets se mirent dans l’eau, on peut dire que c’est
réussi. C’est ce que l’on voit au cours de l’expo « Signac les couleurs de
l’eau », au musée Fabre de Montpellier, musée qui a su attirer du monde
par des expositions majeures, originales, dans lesquelles non seulement on voit
de nombreux tableaux originaux mais on peut également y apprendre les côtés
techniques des choses, les dessous des cartes si j’ose dire en parlant de
tableaux. Chacun y trouve son compte, quel que soit son degré d’appréciation
personnelle des œuvres. On y découvre plusieurs styles : pour Signac, on
peut y voir les dessins de base, réalisés sur place, dehors, qui ont servi de
« brouillon » en quelque sorte et le travail, parfois très minutieux,
très recherché, de l’artiste sur les couleurs, réalisé ensuite dans l’atelier.
C’est du néo impressionnisme, taches de couleurs encore plus fouillées, plus
détaillées, décortiquées. Ce sont des tableaux qu’il faut voir de loin, il
s’agit donc d’essayer d’éviter les groupes agglutinés… Ce n’est pas toujours
facile, mais c’est plutôt gratifiant. Et puis l’avantage dans ce genre de
technique, c’est que chacun va vers ses préférences en matière de couleur, pour
l’une c’est l’orangé, pour l’autre le bleu et le vert… chacun son choix. On ne
reste donc pas tous devant le même tableau et c’est tant mieux.
En
matière de peintres, ce mois d’octobre était foisonnant. A Paris, au GrandPalais, c’était une grande expo sur Braque, Braque le patron, comme
l’appelaient certains. Il faut dire qu’il a traversé deux siècles et surtout
deux guerres, ce qui n’est pas peu dire et explique peut-être ce côté
« triste », « gris », qu’on lui prête parfois, à tort ou à
raison, je ne trancherai pas. Il était pourtant contemporain de Picasso, alors
que ce dernier a échappé aux guerres et a fait des tableaux plus gais, plus
colorés, plus mouvementés. Mais Braque, en fait, et cette expo le montre bien,
a plusieurs facettes, plusieurs palettes, plusieurs couleurs à son pinceau.
Pinceaux qu’il mettait dans des grands pots, à l’envers. Et ses tableaux peuvent
être mordorés, mélangés à du sable ou de la sciure de bois, étonnante
diversité. On connaît si peu Braque, se dit-on au sortir de cette expo, il a
fait des choses si différentes, comme ces séries de paysages, à la fin de sa
vie, petits tableaux format paysage justement, aux couleurs si diverses que
chacun choisit le sien. Entre le cubisme analytique et les oiseaux du Louvre,
tout un parcours se fait, s’est fait, et si Braque n’a pas tout compris du
monde rugissant qui l’entourait, nous on comprend un peu mieux le cheminement
de ce « patron » qui, à chaque coup de pinceau, tentait de libérer ce
qui faisait l’humanité de chacun d’entre nous.
La
Suisse, on ne peut pas dire que ça ait un air coloré. Pourtant Félix Vallotton,
peintre, était suisse d’origine et avait une certaine manière de peindre le
vert et le jaune qui n’appartenait qu’à lui. Toujours au Grand Palais, de
grandes étendues colorées, bien délimitées, pour mieux montrer les contrastes.
Les contrastes entre ce qui se voit et ce qu’on devine. Les frontières entre ce
qui est vrai et ce qu’on doit deviner. Cela pourrait être un jeu dans chaque
tableau ; sauf que chacun voit des choses différentes, selon son état, son
humeur, son bon vouloir. Bon, il faut bien l’avouer, Vallotton n’était pas très
tendre envers les femmes. Mais pas vraiment non plus envers les hommes, ses
semblables. Tout un monde de tromperie qu’il peignait en couleurs. Comme le dit
si bien Maryline Desbiolles, dans « Vallotton est inadmissible »
(Seuil, 2013), pour de nombreuses raisons, qui ne sont pas forcément les
siennes, il nous accompagne tout au long de la vie, parce que certains de ses
tableaux sont attachants. Peut-être vaut-il mieux ne pas se demander pourquoi,
de peur de plonger dans ce vert, dans cette ombre, dans ce non-dit, ce suggéré,
un peu dangereux, un peu effrayant.
Evidemment,
après les couleurs de Vallotton, se retrouver au milieu des noirs et blancs des
grandes photos de Salgado, ça faisait un contraste un peu trop violent. A la
maison européenne de la photographie à Paris, Genesis est un choix de plusieurs
dizaines de photographies réalisées (au milieu de combien d’autres ?)
pendant une dizaine d’années, sur la Terre : des montagnes, de la neige,
des animaux, des forêts, des déserts, des peuplades restées comme à leur
origine. Certaines photos sont très belles, fruits peut-être d’une longue
patience ou d’un hasard délicieux. D’autres oscillent entre nature et studio,
on n’ose décider, quand on voit ces éléphants dormants, comme rangés en
vitrine, du plus petit au plus grand, alors qu’ils se trouvent pourtant dans
leur milieu naturel. On croit rêver quand on voit ces manchots à jugulaire dans
leur descente enneigée d’une moitié de banquise, dansants, s’amusant, ou est-ce
juste un mirage ? Et on reste muet devant la beauté majestueuse de ces
deux roussettes prises en plein vol, d’en dessous, au milieu des arbres
dénudés. Le choix du noir et blanc systématique reste un mystère, surtout pour
certaines photos qui gagneraient à la couleur : plumages et coiffes de
chefs indiens ; déserts et dunes qui pourraient être chauds ;
écailles d’iguane brillantes et moites. On fait le tour du monde, le tour d’un
monde qu’on connaît à peine car ce monde n’est pas tout à fait le nôtre. Ni les
hommes ni les animaux qui le peuplent ne nous connaissent, nous ne connaissons
ni ces paysages, ni ces montagnes,
ni ces arbres, grandioses, millénaires. Tous ceux-là n’ont pas besoin de
nous. Avons nous besoin d’eux, demande Salgado, et pourquoi ?