J’habite au 3 rue Léonard de
Vinci et les seules vraies peintures que j’ai vues sont celles laissées chaque
nuit par les taggers sur les façades aveugles de la cité. Elles sont colorées,
ça oui, mais belles, je peux pas dire. De toutes façons, elles ne restent pas
bien longtemps. De nouvelles apparaissent, ni mieux ni moins bien que les
précédentes. Le matin, les bidons traînent encore par terre et l’odeur me prend
à la gorge, quand je passe devant, en allant au collège.
Je sais qui est Léonard de Vinci
car on a un cours d’histoire de l’art. Depuis que les programmes ont changé, il
paraît. Moi, ça me plaît bien et le prof est sympa. Il dit qu’il aimerait bien
nous amener au Louvre mais il manque les financements. J’avais cru comprendre
que les ZEP devaient avoir plus de facilités, dit le prof. Que l’ouverture
des banlieues à la culture devait être favorisée. Mais que dalle, on préfère
nous amener au grand air, loin de la ville ou réparer les poteaux de basket. La
culture, ça passe toujours en dernier, qu’il dit. Et quand les gosses des
quartiers vont à la ville, ils s’installent plutôt dans le centre commercial. Alors
il se contente de nous montrer de belles reproductions. Certaines sont accrochées
aux murs, pour la chronologie, qu’il dit. Une par grande période, depuis
l’Egypte, mais y a des trous. Et pour certains siècles, il en a punaisé
plusieurs.
Pour le XVIème, il a pas choisi
la Joconde. Vous pourrez la voir dans n’importe quelle bibliothèque, je préfère
vous montrer un autre visage de Léonard. Je ne sais pas dans quelle
bibliothèque on pourrait voir la Joconde, pas celle du collège en tout cas,
c’est pas faute d’avoir cherché. C’est un visage de femme. Une Vierge qu’il a
dit. Je ne suis pas certain de savoir ce que c’est, une Vierge, surtout pour
lui, mais ça m’est égal. J’aime bien ce visage, doux avec un voile léger qui
tombe sur le front. Ma soeur Leïla pourrait lui ressembler si elle ne portait
pas, comme d’autres avec elle, ce voile opaque et si épais qui lui cache la
moitié du visage et retombe sur ses épaules. On ne sait pas si c’est pour
circuler en liberté sans craindre les rires gras des garçons ou pour énerver
les parents. Ou les autres. Ma mère, ça l’énerve, elle dit qu’elle est pas
partie de là-bas pour s’y retrouver. Elle dit qu’ici une femme peut se promener
en short et en pantalon, faire du vélo ou du sport et que Leïla devrait en
profiter au lieu de jouer à la rigoriste. Leïla, elle répond jamais, ça énerve
encore plus ma mère. Mon père, lui, il dit rien, comme d’habitude. Peut-être
qu’il n’est pas tout à fait d’accord avec ma mère mais il ne veut pas se fâcher
alors il laisse dire. Et il laisse faire Leïla. Moi je crois que Leïla ne sait
pas trop à quoi il sert, son voile, mais ça fait genre, même si elle aurait
sûrement pu trouver autre chose.
Dans la chronologie de l’histoire
de l’art, y en a pas, de femmes voilées, elles seraient même plutôt
déshabillées. Pourtant, le prof a fait attention à ses choix, sûrement pour pas
se faire engueuler par des parents. Mais nous, on cafte pas, on aime bien les
voir, les belles déshabillées, puisqu’on a le droit. Il a mis aussi des statues
d’hommes nus, et ça, ça nous fait moins rigoler. C’est pour ça que je comprends
un peu Leïla, le voile, c’est son armure. Mais y a sûrement d’autres moyens,
même dans cette cité.
En tout cas, Léonard, lui, il
pouvait peindre ce qu’il aimait, même si le prof dit qu’il a pas toujours été
le bienvenu partout, j’ai pas très bien compris pourquoi. Il nous a dit qu’à
lui aussi, il était arrivé de peindre sur des murs, comme les taggers. A
l’époque, ça se faisait et ces peintures-là étaient aussi éphémères :
l’une a disparu très vite et l’autre part en lambeaux dans une église du nord de l’Italie.
Une histoire de pigments, dit le prof. Comme pour la couleur de la peau. Qui
elle, ne disparaît pas.
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