J’habite au 22 rue Christophe
Colomb. Oh je sais, ça peut prêter à sourire, quand on sait que je ne peux pas
bouger de mon lit, voire de mon fauteuil, les grands jours. J’ai 15 ans et je
ne suis pas sûr d’arriver à 22. Ce n’est pas grave, Colomb a bien dû attendre
d’avoir 40 ans avant de pouvoir réaliser son rêve. Les miens aussi sont
nombreux et qui sait ? Comme
dit maman, tant qu’il y a de la vie… Je suis atteint d’une maladie dite
« orpheline », quel
drôle de nom. Heureusement, moi, je ne suis pas orphelin, c’est ce que dit
toujours le Dr Heubert, qui vient chaque semaine. Quand ça ne va pas fort, ça
fait pleurer maman, mais quand ça va bien, ça la fait sourire. J’aime bien le Dr Heubert, il reste
toujours calme et me dit que je dois essayer de vivre chaque instant
intensément. M’accrocher à mes rêves, car s’il n’avait pas fait comme ça,
Christophe Colomb ne serait arrivé à rien. J’essaie parfois de le croire mais
quand je suis trop fatigué, je sais qu’aucune personne atteint de maladie telle
que la mienne ne peut faire le tour du monde et encore moins en découvrir de
nouveau.
D’autres fois, je me dis : Est-ce
que c’est vraiment grave ? Aussi bien, depuis 1492, tous les mondes sont connus et seuls les
remèdes aux maladies orphelines restent encore à être découverts. Bien sûr,
j’aurais aimé, par exemple, être le médecin qui finira par trouver ce qui
ferait mon bonheur et aussi celui de maman. A la place, je me réfugie dans d’autres
mondes, plus ou moins réels ceux-là. Mais ceux de Christophe Colomb aussi
étaient imaginaires, tant qu’il n’a pas pu prouver que ce qu’il croyait était
juste, et qu’il est revenu pour le dire. Qui y croyait à part lui-même ? Il
a quand même réussi à convaincre et à partir. Il est arrivé au bout de ses
rêves alors qu’au départ il n’avait rien, que des cartes, des récits de marins
et l’intuition qu’il ne se trompait pas.
J’aimerais bien avoir aussi son courage de fer. Je n’y réussis pas
toujours. Maman dit que ce n’est pas grave, que je dois faire juste du mieux
que je peux. Peut-être que Christophe Colomb aussi avait juste envie de
s’échapper, et n’en avait pas les moyens, comme moi. Parfois, maman aussi a
envie de s’échapper, je le sais. Quand elle écoute un certain morceau de Schubert, si
mélancolique, ou quand elle regarde par la fenêtre, au loin, là où son autre vie, celle à laquelle
elle n’aura pas droit, celle qui est restée derrière elle, lui fait signe. Mais
peu importe, j’ai appris à la laisser tranquille dans ces moments-là, enfin
quand je peux.
Après tout, je n’ai pas tellement
de choix. Ma vie se passe entre quatre murs et une fenêtre. Est-ce que les
autres gens ont l’impression de choisir leur voie ? La mienne est toute
tracée et celle de Maman, je l’ai déviée malgré moi. Elle s’en fiche quand on
est complices. Quand ça va plus mal et qu’on se regarde en coin, elle soupire un peu mais ça ne dure pas
bien longtemps. Je ne connais pas ses rêves, elle n’en parle pas. Je ne veux pas penser à d’autres choses,
que je comprends mal et qui pourraient m’attrister. Je préfère m’évader et
rêver.
Christophe Colomb rêvait d’être
roi, moi pas. Pendant mes séjours à l’hôpital, j’aimerais bien être quelqu’un
d’autre, loin de cet univers blanc et bruyant. Quand je suis dans ma
chambre, à la maison, c’est plus
calme et des tas d’histoires me tiennent compagnie. Des livres, des bandes
dessinées, et puis internet. Là, moi aussi, je pars à la recherche de nouveaux
mondes, comme Christophe Colomb. Je navigue, je surfe, c’est moi le capitaine, qui
décide d’aller par ici ou par là. Il y a des écueils, des pirates et des
plages. Ma vie en ligne ne ressemble en rien à ma vie réelle, je ne sais pas
laquelle est la moins virtuelle. Je peux découvrir l’Amérique et connaître les
Indiens, je peux être en Inde et jouer au football américain. Mon avatar à moi se
nomme Christophe Colomb, il découvre le monde à ma place. C’est ma deuxième vie. Il est moi, je
suis lui. Lequel des deux est le plus vivant ?