mercredi 22 janvier 2014

du vent dans l'escarcelle_5


J’habite 50 route de Saint-Christophe et je m’appelle Jean-Marc Laroque. Avec un seul R, comme La Roque Saint-Christophe où je suis né. Vous ne connaissez pas ? C’est normal, c’est ce qu’on appelle un trou paumé, entre Cro-Magnon et Néandertal, au fin fond de la France, entre Dordogne et Vézère. A quinze ans, après collège et lycée où on t’a farci la tête avec ces histoires qui remontent aux origines de l’Homme, t’as qu’une envie, c’est d’en sortir coûte que coûte. Tu ne veux plus entendre parler de grottes, d’ours ou de peintures rupestres et quand tu te marres en regardant l’Age de glace, c’est sans dire que toi, t’as baigné dedans depuis tout petit.
Je me souviens de cette histoire qu’on m’a raconté mille fois : celle du système de guet, mis en place et imaginé au Moyen-Age pour prévenir et parer à tout danger : d’une falaise à l’autre, sur 18 kilomètres, un signal pouvait à tout moment être transmis entre guetteurs, afin d’assurer la sécurité de la cité haute. Et tous de s’émerveiller qu’un signal sonore envoyé du plus loin arrivait à l’autre bout en 6 minutes. A l’heure du téléphone portable et de la 4G, vous imaginez l’effet que ça nous faisait… Comme tant d’autres, je suis donc parti après le bac, à la ville, loin, ailleurs. En revenant de moins en moins souvent, en n'y pensant que de loin en loin. Des études d’informatique poussées m’ont propulsé jusqu’à la capitale. J’ai fini par passer ma vie derrière un petit écran, fixe ou mobile, à voir défiler des chiffres en baisse ou en hausse, selon le bon vouloir des grands financiers. J’avais un portefeuille de clients très importants. Mon employeur, un banquier aux origines suisses, vantait mes mérites et mes capacités d’anticiper le marché. Faut dire que j’y passais ma vie, même parfois mes nuits, alors forcément, au bout d’un moment, ça paye. Et ça payait bien, j’engrangeais des sommes faramineuses dont je ne faisais rien, puisque je n’avais pas le temps. Pas de loisirs, pas de vacances, pas de retour chez moi. Je ne sais même plus si j’ai envoyé quelque chose pour l’enterrement de mes parents, morts ensemble lors d’une crue de la Vézère, boueuse et débordante, lors d’un hiver glacial. Je ne savais plus ce qu’était la Vézère ni l’eau d’une rivière. Je passais ma vie entre le bureau et une chambre d’hôtel ici ou là, l’œil rivé sur le Dow Jones et l’oreille collée au téléphone.

Pour être franc, il y a eu des premières alertes : des ratés, des coups que j’aurais parié juteux et qui se révélaient foireux. Des clients mécontents que j’envoyais paître, en colère. La colère. En fait, elle montait en moi comme une vague puissante, de plus en plus forte, de plus en plus souvent. Je m’emportais, comme on dit, de plus en plus facilement. Bien entendu, je ne comprenais rien et croyais que les autres étaient contre moi. J’avais raison, toujours, contre tous. Tous ceux qui me voulaient du mal : les actionnaires qui n’agissaient pas comme il aurait fallu, les clients qui claquaient la porte, le patron qui beuglait, les collègues dont je ne voyais plus que les yeux baissés. Je fonçais toujours, je rebondissais, m’en sortais je ne sais comment. Je ne fréquentais plus personne et personne ne s’en plaignait. Je dormais de moins en moins, buvais un peu plus pour ne pas y penser. Et je travaillais toujours comme un forcené. Je ricanais quand on osait me parler de prendre des congés. De toutes façons, je n’avais nulle part où aller et personne pour m’y accompagner.
Mais je gagnais toujours énormément d’argent et c’est ça qui me faisait tenir. Je sais, aujourd’hui ça paraît difficile à croire, mais j’adorais jouer avec les chiffres, ceux qui sortaient, ceux qui rentraient dans la poche de mes clients, car alors une partie restait dans la mienne. J’avais parfois un peu de mal à me regarder dans la glace mais je ne m’interrogeais pas plus que ça. J’étais surtout très seul, me semble t’il mais je ne m’en rendais pas compte parce que la vie bruissait autour de moi. J’étais un peu comme une pile électrique, toujours en mouvement, toujours en marche. Jusqu’au trou noir.
A mon réveil, les médecins m’ont parlé calmement. J’avais fait un « burn out » ou syndrome d’épuisement professionnel. Je m’en étais sorti, j’avais 40 ans et quelques. Je devais changer de vie pour ma santé et continuer de vivre. Il n’y aurait pas de deuxième chance. J’ai tout écouté avec calme, j’étais vide, mou et sans pensée. Dans ma chambre, pas de visite hors le personnel médical. La télé éteinte, journaux absents. J’étais dans mon lit, je réfléchissais. Un jour j’ai souri en pensant aux signes du guet : les signaux de mon corps avaient fonctionné et malgré une alerte importante, le cœur, organe vital, avait été sauvé, comme la cité médiévale à la Roque Saint-Christophe. Lorsque j’ai demandé à sortir, le médecin m’a demandé où j’allais aller et j’ai répondu : je rentre chez moi.
Depuis maintenant cinq ans, je suis installé au pied de La Roque Saint-Christophe, entre Dordogne et Vézère. J’ai entièrement retapé une maison immense où je vis seul, mais peut être pas pour longtemps. Je cultive un grand potager où se côtoient légumes oubliés, cerfeuils tubéreux ou navets délicieux et fruits de souches anciennes, poires et noix,  kakis et châtaignes. Je vis selon les saisons, à leur rythme, en scrutant le ciel chaque matin. Mes mains sont calleuses, celles du restaurateur qui achète mes produits aussi. Nous discutons longtemps de nos dernières passions, une tubercule retrouvée qui se marie si bien avec la confiture de groseille ou une tentative de tomate-courge. 

Je vais régulièrement vendre mes légumes au marché de Sarlat et ma clientèle est fidèle, même si son portefeuille n’est pas très gonflé par les billets. Chacun vit sa vie. J’aimerais avoir quelques chèvres et faire du fromage mais je sais que je n’y arriverai pas tout seul. Je ne regarde pas la télévision, que je n’ai pas. Une vieille ligne téléphonique me relie un peu au monde extérieur, et j’écoute les alertes météo pendant la saison des crues, sur une petite radio posée dans la cuisine. Quand des touristes se perdent et me demandent leur chemin, je leur indique toujours sans faillir le bon itinéraire, que ce soit pour les grottes, les cités, les peintures rupestres. Je me sens comme un guetteur, calme et vigilant, attentif au moindre signe de la nature qui est ici reine. Vivre ici est ma réconciliation avec la terre, avec la vie qu’elle porte sous toutes ses formes, humaines, animales, végétales. J’essaie d’y trouver enfin ma place.

jeudi 9 janvier 2014

Du vent dans l'escarcelle_4


J’habite 14 rue des botanistes.  Et je m’appelle bien Jean-Jacques mais pas Rousseau, même si on m’a souvent fait remarquer que j’en avais un peu l’allure, avec mon air dégingandé et ahuri. Bah, qui connaît Jean-Jacques Rousseau de nos jours et qui peut encore faire le rapprochement entre lui et le botaniste ? Entre lui et la botanique, qui fait en même temps mon bonheur et mon malheur, depuis si longtemps. Car moi qui, depuis tout petit, c’est ce que dit ma mère en tout cas, me passionne pour les végétaux, fleurs, herbes, arbres et tutti quanti, je ne peux les approcher. Ou alors ça me coûte très cher, au mieux 2 boîtes de mouchoir pour quelques heures en compagnie des arbres au solstice d’automne ; au pire une semaine à moucher et à pleurer sans compter les migraines, après une promenade au parc au solstice de printemps. Je vous épargne les détails. Je vous épargne les mauvaises nuits, les départs précipités d’endroits insupportables, les calfeutrages des volets et fenêtres à la moindre alerte de lâchers de pollens. A chaque printemps, les allergiques trinquent. Mais qui s’en soucie ? Ca ne fait guère recette et puis on n’y peut rien n’est-ce-pas, c’est la nature.  Mais moi j’adore le printemps et mon rêve c’est d’aller au Japon voir les cerisiers en fleur. Je n’irai jamais bien entendu, de peur de payer cet émerveillement optique par quelques jours d’hôpital.
 Alors je travaille au microscope. Tout y est à ma portée, tout y est déjà mort ou en passe de l’être et ne peut plus me faire aucun mal. L’infiniment petit m’a sauvé. Les allergènes ne passent pas au travers des plaques de verre et avec l’avènement de l’électronique, la matière première est tellement loin de moi qu’elle ne me fait aucun mal. Je passe donc ma vie au laboratoire, je mesure, je vérifie et note toutes les données sur une base. A mes temps perdus, je dessine encore, comme au bon vieux temps des « lettres élémentaires sur la botanique », au XVIIIème siècle. Les 65 planches de Monsieur Redouté, peintre de son état, me font toujours rêver. On y voit les organes sexuels des fleurs, les différentes formes des feuilles et des corolles. Et je me dis que si notre connaissance des plantes a sérieusement évolué, elles sont restées telles qu’elles étaient au temps de Jean-Jacques. Elles émerveillent les enfants de la même manière : qui n’a jamais soufflé sur une fleur de pissenlit « dent de lion » une fois mûre pour voir s’envoler les pistils au nez et à la barbe de celui qui vous accompagne ? Moi je ne l’ai jamais fait, alors que je l’ai toujours rêvé.
Dans ma rue je suis dans mon élément. Aucune plante sur mon balcon, aucun parc à proximité. Je prends soin de n’avoir pas de vis à vis au pouce vert et je ne mets jamais les pieds hors de mon appartement ou de mon laboratoire. Lieux aseptisés, nets et propres. Quand même, je pousse parfois jusqu’à la librairie Septvent, à l’autre bout du quartier. J’y trouve des encyclopédies, des livres d’art sur les plantes, photographiées sur place ou en studio par ceux qui peuvent les approcher sans éternuer. Il y en a même encore avec des gravures, et aussi avec des photos en noir et blanc. Surprenant quand on connaît le goût coloré des plantes du monde entier. C’est ainsi qu’elles parlent : avec leurs couleurs déployées. Ceux qui remplacent les gravures en couleur de Redouté par des photos en noir et blanc, même réalistes, n’ont rien compris à la botanique. Je traîne dans les rayons des beaux livres, je m’intéresse aux nouveautés et même à la littérature, moi, un rat de laboratoire, pourrait-on dire. 
 Plusieurs fois je l’ai trouvée dans le même rayon que moi : celui des fleurs, des plantes, des arbres sur papier glacé. Je n’y ai pas fait attention au début mais au bout de plusieurs fois où l’on tendait la main pour prendre le même livre, on a fini par se parler et lier un peu connaissance. On a parlé de tout et de rien au début, sans aller au delà des échanges culturels, du type : connaissez-vous celui-là ? Les commentaires sont-ils sérieux ou fantaisistes ? J’ai cru un moment qu’elle aussi travaillait sur des plantes en microscope, car elle avait vraiment des connaissances importantes sur le sujet. Mais elle n’avait pas vraiment l’air d’une scientifique, elle aussi était colorée, les pommettes roses comme si elle venait toujours du grand air et non pas d’un milieu aseptisé comme le mien. Alors je n’ai rien dit, je n’ai rien demandé, de peur de me retrouver amoureux d’une femme vivant dans la nature, en plein air, là où je ne pourrai pas aller.
Nos rencontres fortuites ont continué comme si de rien n’était. Elle non plus n’a rien demandé, je ne suis pas sûr que ce soit pour les mêmes raisons. Peu importe, c’est agréable de parler avec elle et ça me suffit. Nous bavardons à mi-voix au milieu des piles de nouveautés, nous achetons parfois le même recueil. Et puis un jour, au détour d’une conversation habituelle avec le responsable du rayon, qui me connaît bien depuis le temps, j’ai appris son nom et son prénom, Anna. J’ai aussi appris qu’elle est propriétaire de la boutique un peu plus loin, qui s’appelle « Ike banAna ». Elle décore des intérieurs somptueux avec des bouquets merveilleux. Elle est fleuriste. J’ai décidé de prendre rendez-vous chez un allergologue.