J’habite 14 rue des
botanistes. Et je m’appelle bien
Jean-Jacques mais pas Rousseau, même si on m’a souvent fait remarquer que j’en
avais un peu l’allure, avec mon air dégingandé et ahuri. Bah, qui connaît
Jean-Jacques Rousseau de nos jours et qui peut encore faire le rapprochement
entre lui et le botaniste ? Entre lui et la botanique, qui fait en même
temps mon bonheur et mon malheur, depuis si longtemps. Car moi qui, depuis tout
petit, c’est ce que dit ma mère en tout cas, me passionne pour les végétaux,
fleurs, herbes, arbres et tutti quanti, je ne peux les approcher. Ou alors ça
me coûte très cher, au mieux 2 boîtes de mouchoir pour quelques heures en
compagnie des arbres au solstice d’automne ; au pire une semaine à moucher
et à pleurer sans compter les migraines, après une promenade au parc au
solstice de printemps. Je vous épargne les détails. Je vous épargne les
mauvaises nuits, les départs précipités d’endroits insupportables, les
calfeutrages des volets et fenêtres à la moindre alerte de lâchers de pollens. A
chaque printemps, les allergiques trinquent. Mais qui s’en soucie ? Ca ne
fait guère recette et puis on n’y peut rien n’est-ce-pas, c’est la nature. Mais moi j’adore le printemps et mon
rêve c’est d’aller au Japon voir les cerisiers en fleur. Je n’irai jamais bien
entendu, de peur de payer cet émerveillement optique par quelques jours
d’hôpital.
Alors je travaille au microscope.
Tout y est à ma portée, tout y est déjà mort ou en passe de l’être et ne peut
plus me faire aucun mal. L’infiniment petit m’a sauvé. Les allergènes ne
passent pas au travers des plaques de verre et avec l’avènement de
l’électronique, la matière première est tellement loin de moi qu’elle ne me
fait aucun mal. Je passe donc ma vie au laboratoire, je mesure, je vérifie et
note toutes les données sur une base. A mes temps perdus, je dessine encore,
comme au bon vieux temps des « lettres élémentaires sur la
botanique », au XVIIIème siècle. Les 65 planches de Monsieur Redouté,
peintre de son état, me font toujours rêver. On y voit les organes sexuels des
fleurs, les différentes formes des feuilles et des corolles. Et je me dis que
si notre connaissance des plantes a sérieusement évolué, elles sont restées
telles qu’elles étaient au temps de Jean-Jacques. Elles émerveillent les
enfants de la même manière : qui n’a jamais soufflé sur une fleur de
pissenlit « dent de lion » une fois mûre pour voir s’envoler les
pistils au nez et à la barbe de celui qui vous accompagne ? Moi je ne l’ai
jamais fait, alors que je l’ai toujours rêvé.
Dans ma rue je suis dans mon
élément. Aucune plante sur mon balcon, aucun parc à proximité. Je prends soin
de n’avoir pas de vis à vis au pouce vert et je ne mets jamais les pieds hors
de mon appartement ou de mon laboratoire. Lieux aseptisés, nets et propres.
Quand même, je pousse parfois jusqu’à la librairie Septvent, à l’autre bout du
quartier. J’y trouve des encyclopédies, des livres d’art sur les plantes,
photographiées sur place ou en studio par ceux qui peuvent les approcher sans
éternuer. Il y en a même encore avec des gravures, et aussi avec des photos en
noir et blanc. Surprenant quand on connaît le goût coloré des plantes du monde
entier. C’est ainsi qu’elles parlent : avec leurs couleurs déployées. Ceux
qui remplacent les gravures en couleur de Redouté par des photos en noir et
blanc, même réalistes, n’ont rien compris à la botanique. Je traîne dans les
rayons des beaux livres, je m’intéresse aux nouveautés et même à la
littérature, moi, un rat de laboratoire, pourrait-on dire.
Plusieurs fois je l’ai trouvée
dans le même rayon que moi : celui des fleurs, des plantes, des arbres sur
papier glacé. Je n’y ai pas fait attention au début mais au bout de plusieurs
fois où l’on tendait la main pour prendre le même livre, on a fini par se
parler et lier un peu connaissance. On a parlé de tout et de rien au début,
sans aller au delà des échanges culturels, du type : connaissez-vous
celui-là ? Les commentaires sont-ils sérieux ou fantaisistes ? J’ai
cru un moment qu’elle aussi travaillait sur des plantes en microscope, car elle
avait vraiment des connaissances importantes sur le sujet. Mais elle n’avait
pas vraiment l’air d’une scientifique, elle aussi était colorée, les pommettes
roses comme si elle venait toujours du grand air et non pas d’un milieu
aseptisé comme le mien. Alors je n’ai rien dit, je n’ai rien demandé, de peur
de me retrouver amoureux d’une femme vivant dans la nature, en plein air, là où
je ne pourrai pas aller.
Nos rencontres fortuites ont
continué comme si de rien n’était. Elle non plus n’a rien demandé, je ne suis
pas sûr que ce soit pour les mêmes raisons. Peu importe, c’est agréable de
parler avec elle et ça me suffit. Nous bavardons à mi-voix au milieu des piles
de nouveautés, nous achetons parfois le même recueil. Et puis un jour, au
détour d’une conversation habituelle avec le responsable du rayon, qui me
connaît bien depuis le temps, j’ai appris son nom et son prénom, Anna. J’ai
aussi appris qu’elle est propriétaire de la boutique un peu plus loin, qui
s’appelle « Ike banAna ». Elle décore des intérieurs somptueux avec
des bouquets merveilleux. Elle est fleuriste. J’ai décidé de prendre
rendez-vous chez un allergologue.
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