mercredi 16 juillet 2014

Oiseau migrateur


Je suis arrivé il y a 6 semaines et j’habite ici maintenant. Dans cet immeuble un peu neuf, un peu mal fini, un peu tout seul au milieu de rien et au bout d’une avenue, la seule qui mène à la ville. J’habite chez une dame qui me loue une chambre, elle est petite mais peu importe, de toutes façons je n’ai pas grand-chose à y installer, à y ranger. Je pars chaque matin prendre le bus, juste en bas, pour aller travailler et je rentre souvent tard. Quand il n’y a plus de bus, même de soirée, je rentre à pied. S’il fait beau, ce n’est pas désagréable. Je rentre tard parce que mon patron veut parfois que je l’accompagne dans des dîners, des soirées avec ses clients. Je fais l’interprète tout en restant le plus discret possible. Eux ne le sont pas du tout, mais je ne dis rien, trop content d’avoir ce boulot qui me permet d’envoyer de l’argent à ceux qui sont restés là-bas. Eux aussi travaillent tard, mais sans argent à la clef. Alors je fais ce que me demande le chef, je traduis, je souris et rentre à pied. Le dimanche, ici, on travaille rarement. Alors je me mets à la fenêtre et je regarde les gens, mes voisins. Il y a ceux qui s’activent tôt le matin et ceux qui se lèvent tard et sortent en « négligé » sur leur balcon. L’expression vient de ma logeuse, Mme Bitet. Elle en a des tas comme ça, presque une pour qualifier chaque voisin sur lesquels elle me raconte des choses, parfois. Je ne comprends pas tout mais ça n’a pas d’importance. Je la laisse parler et j’essaie de retenir des mots nouveaux, parfois sans être sûr de ce qu’ils veulent dire : « harki » ou « pied-noir », « vieille juive séfarade » ou « bolchévik d’Estonie », ce sont les mots qu’elle emploie pour désigner certains de nos voisins. Elle fait semblant de n’aimer personne et doit m’appeler Gandhi derrière mon dos parce-que je suis indien. Mais je ne dis rien parce qu’elle prend soin de moi, à sa manière. Les gens sont comme ils sont. Et mon nom est imprononçable de toutes façons.

Encore une fois je suis rentré tard et dans l’immeuble, une seule lumière était allumée : celle de l’appartement d’en face. Je suis resté debout, en bas, pour écouter : une musique bizarre s’échappait de la fenêtre, un son si doux, entre cymbalum et tambourin, rien qui ressemblait à quelque chose que je connaissais. Tout était tellement calme. Tout l’immeuble était dans la nuit, seul un filet de lumière et un son de cascade s’échappaient de cette fenêtre ouverte. On n’entendait presque rien, comme un souffle sur du papier, des clochettes qui bruissaient. Malgré ma fatigue, je suis resté longtemps, debout dans la nuit, sans bouger. Quand le son s’est arrêté, je suis rentré chez Mme Bitet. Je me suis couché en imaginant je ne sais quoi, mais depuis, je ne sais rien de plus. Au creux de la nuit, j’entends parfois ce son musical, si doux. Il me repose et le lendemain je suis toujours calme. Le chef croit toujours que c’est parce-que j’ai passé la nuit avec une femme, enfin c’est ce qu’il dit. Mais je ne sais même pas si c’est une femme, un enfant, un homme qui joue. Je ne vois jamais personne sortir de cet appartement. Et Mme Bitet n’en dit jamais rien, alors qu’elle parle souvent des « quasi-russes » du 5ème, des deux vieux tout décatis du rez-de-chaussée et des gouines du 3ème, qui vivent ensemble toutes les deux, avec un enfant. Mme Bitet parle avec le concierge qui lave l’escalier tous les matins quand je descends travailler. A eux deux, ils font des commérages, j’aime bien ce mot, c’est elle-même qui me l’a appris en se moquant du concierge, sans savoir qu’elle aussi est une commère. Je pense que ce n’est pas important, tant que le concierge continue à laver chaque palier et que Mme Bitet accepte de loger des étrangers chez elle.
 Aujourd’hui en descendant, j’ai croisé le concierge qui lavait l’escalier. Il m’a grommelé quelque chose que j’ai pris pour « vous n’avez pas fini tout c’tintouin ? ». J’ai dit : excusez-moi et suis descendu sans bruit. Une affichette était collée sur la porte de l’entrée mais je n’ai pas pu lire à travers la vitre. J’ai fait ma journée en me demandant ce que le concierge avait bien pu me dire. Quand je suis rentré, tout le monde était devant la porte vitrée, les enfants le nez collé au papier. Chacun parlait fort et malgré ma bonne compréhension du français, je n’arrivais pas à trouver de quoi il s’agissait. Ca bruissait, ça chuchotait, ça piaillait. Mme Bitet disait que « ça allait faire tout un foin », Mme Collet hurlait dans l’oreille de son vieux mari d’aller lui chercher « l’assiette des trois saints », les cinq enfants des bolchéviks du 5ème s’époumonaient à chanter « la tête des crétins, la tête des crétins ». Les quasi russes parlaient russe, le concierge agitait les bras et demandait de l’aide pour porter tables et chaises, jurant que « ça allait l’faire, p’têt ben » et soudain j’ai entendu une toute petite voix à côté de moi me dire : « vous savez ce que c’est, vous, la fête des voisins ? ».
Je ne savais pas ce qu’était la fête des voisins mais j’ai tout de suite su que la petite voix appartenait à ma voisine d’en face, celle qui jouait de la musique la nuit, qui berçait les cœurs.
Ca a été une soirée mémorable : les uns ont sorti des chaises dépareillées, les autres des tables bancales ou encore des tasses ébréchées, en laissant leurs portes ouvertes. Les frigos ont été dépouillés, les marmites sont apparues sur les tables, les assiettes et les verres se sont remplis puis vidés. Les enfants ont couru autour des tables et peu importait à qui ils appartenaient. Les langues se sont déliées et chacun des oiseaux migrateurs de cet immeuble presque neuf a raconté d’où il venait. On a fait plusieurs fois le tour du monde dans la soirée et même Mme Bitet a un peu sangloté. Et quand tout le monde s’est un peu endormi sur sa chaise, ma voisine s’est glissée sans bruit dans l’escalier, elle en est redescendue avec un drôle d’instrument qu’elle a mis sur ses genoux, histoire de partager une dernière chose tous ensemble. J’étais fasciné par ses mains qui couraient sur ce tambour de fer qui n’avait l’air de rien et qui donnait tant. L’oiseau migrateur que j’étais avait trouvé son nid.

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