Je suis arrivé il y a 6 semaines et
j’habite ici maintenant. Dans cet immeuble un peu neuf, un peu mal fini, un peu
tout seul au milieu de rien et au bout d’une avenue, la seule qui mène à la
ville. J’habite chez une dame qui me loue une chambre, elle est petite mais peu
importe, de toutes façons je n’ai pas grand-chose à y installer, à y ranger. Je
pars chaque matin prendre le bus, juste en bas, pour aller travailler et je
rentre souvent tard. Quand il n’y a plus de bus, même de soirée, je rentre à
pied. S’il fait beau, ce n’est pas désagréable. Je rentre tard parce que mon
patron veut parfois que je l’accompagne dans des dîners, des soirées avec ses
clients. Je fais l’interprète tout en restant le plus discret possible. Eux ne
le sont pas du tout, mais je ne dis rien, trop content d’avoir ce boulot qui me
permet d’envoyer de l’argent à ceux qui sont restés là-bas. Eux aussi
travaillent tard, mais sans argent à la clef. Alors je fais ce que me demande
le chef, je traduis, je souris et rentre à pied. Le dimanche, ici, on travaille
rarement. Alors je me mets à la fenêtre et je regarde les gens, mes voisins. Il
y a ceux qui s’activent tôt le matin et ceux qui se lèvent tard et sortent en
« négligé » sur leur balcon. L’expression vient de ma logeuse, Mme
Bitet. Elle en a des tas comme ça, presque une pour qualifier chaque voisin sur
lesquels elle me raconte des choses, parfois. Je ne comprends pas tout mais ça
n’a pas d’importance. Je la laisse parler et j’essaie de retenir des mots
nouveaux, parfois sans être sûr de ce qu’ils veulent dire :
« harki » ou « pied-noir », « vieille juive
séfarade » ou « bolchévik d’Estonie », ce sont les mots qu’elle
emploie pour désigner certains de nos voisins. Elle fait semblant de n’aimer
personne et doit m’appeler Gandhi derrière mon dos parce-que je suis indien.
Mais je ne dis rien parce qu’elle prend soin de moi, à sa manière. Les gens
sont comme ils sont. Et mon nom est imprononçable de toutes façons.
Encore une fois je suis rentré tard et
dans l’immeuble, une seule lumière était allumée : celle de l’appartement
d’en face. Je suis resté debout, en bas, pour écouter : une musique
bizarre s’échappait de la fenêtre, un son si doux, entre cymbalum et tambourin,
rien qui ressemblait à quelque chose que je connaissais. Tout était tellement
calme. Tout l’immeuble était dans la nuit, seul un filet de lumière et un son
de cascade s’échappaient de cette fenêtre ouverte. On n’entendait presque rien,
comme un souffle sur du papier, des clochettes qui bruissaient. Malgré ma
fatigue, je suis resté longtemps, debout dans la nuit, sans bouger. Quand le son
s’est arrêté, je suis rentré chez Mme Bitet. Je me suis couché en imaginant je
ne sais quoi, mais depuis, je ne sais rien de plus. Au creux de la nuit,
j’entends parfois ce son musical, si doux. Il me repose et le lendemain je suis
toujours calme. Le chef croit toujours que c’est parce-que j’ai passé la nuit
avec une femme, enfin c’est ce qu’il dit. Mais je ne sais même pas si c’est une
femme, un enfant, un homme qui joue. Je ne vois jamais personne sortir de cet
appartement. Et Mme Bitet n’en dit jamais rien, alors qu’elle parle souvent des
« quasi-russes » du 5ème, des deux vieux tout décatis du
rez-de-chaussée et des gouines du 3ème, qui vivent ensemble toutes
les deux, avec un enfant. Mme Bitet parle avec le concierge qui lave l’escalier
tous les matins quand je descends travailler. A eux deux, ils font des
commérages, j’aime bien ce mot, c’est elle-même qui me l’a appris en se moquant
du concierge, sans savoir qu’elle aussi est une commère. Je pense que ce n’est
pas important, tant que le concierge continue à laver chaque palier et que Mme
Bitet accepte de loger des étrangers chez elle.
Aujourd’hui en descendant, j’ai croisé le
concierge qui lavait l’escalier. Il m’a grommelé quelque chose que j’ai pris
pour « vous n’avez pas fini tout
c’tintouin ? ». J’ai dit : excusez-moi et suis descendu sans
bruit. Une affichette était collée sur la porte de l’entrée mais je n’ai pas pu
lire à travers la vitre. J’ai fait ma journée en me demandant ce que le
concierge avait bien pu me dire. Quand je suis rentré, tout le monde était devant
la porte vitrée, les enfants le nez collé au papier. Chacun parlait fort et
malgré ma bonne compréhension du français, je n’arrivais pas à trouver de quoi
il s’agissait. Ca bruissait, ça chuchotait, ça piaillait. Mme Bitet disait que
« ça allait faire tout un foin »,
Mme Collet hurlait dans l’oreille de son vieux mari d’aller lui chercher
« l’assiette des trois saints »,
les cinq enfants des bolchéviks du 5ème s’époumonaient à chanter
« la tête des crétins, la tête des
crétins ». Les quasi russes parlaient russe, le concierge agitait les
bras et demandait de l’aide pour porter tables et chaises, jurant que « ça allait l’faire, p’têt ben » et
soudain j’ai entendu une toute petite voix à côté de moi me dire : « vous savez ce que c’est, vous, la fête des voisins ? ».
Je ne savais pas ce qu’était la fête des
voisins mais j’ai tout de suite su que la petite voix appartenait à ma voisine
d’en face, celle qui jouait de la musique la nuit, qui berçait les cœurs.
Ca a été une soirée mémorable : les
uns ont sorti des chaises dépareillées, les autres des tables bancales ou
encore des tasses ébréchées, en laissant leurs portes ouvertes. Les frigos ont
été dépouillés, les marmites sont apparues sur les tables, les assiettes et les
verres se sont remplis puis vidés. Les enfants ont couru autour des tables et
peu importait à qui ils appartenaient. Les langues se sont déliées et chacun
des oiseaux migrateurs de cet immeuble presque neuf a raconté d’où il venait.
On a fait plusieurs fois le tour du monde dans la soirée et même Mme Bitet a un
peu sangloté. Et quand tout le monde s’est un peu endormi sur sa chaise, ma
voisine s’est glissée sans bruit dans l’escalier, elle en est redescendue avec
un drôle d’instrument qu’elle a mis sur ses genoux, histoire de partager une
dernière chose tous ensemble. J’étais fasciné par ses mains qui couraient sur
ce tambour de fer qui n’avait l’air de rien et qui donnait tant. L’oiseau
migrateur que j’étais avait trouvé son nid.
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