mercredi 25 février 2015

Au Passage du Désir


J’ai deux vies, deux existences coupées en deux et qui ne se rencontrent jamais. Le jour, lorsque je sors sur le Boulevard de Strasbourg, ma peau est noire et mes yeux goguenards scrutent l’approche de chaque passante, belle proie ou touriste égarée. Mais la nuit, quand je pars du côté du Faubourg Saint-Martin, je porte sur moi les siècles de Paris et je vais chanter dans un cabaret à l’ancienne, le Tapis rouge, du nom du premier Grand Magasin, où chaque Mistinguett trouvait de quoi se nipper, se farder. Avec ma chevelure blond doré, mes yeux clairs et ma voix rauque qui plaît aux habitués, chacun peut encore s’imaginer dans les années 60. Je m’adresse aux spectateurs, je les invective même parfois, puis ma voix redevient douce, caressante et séduisante. Enveloppée de fumée, la musique qui sort du piano reste opaque comme ma voix. C’est bien ainsi, je préfère ne pas être trop visible. Dans ma vie diurne, mon regard est légèrement voilé aussi, mais ma voix est plus ferme. Avec des tons caressants, j’aborde les femmes noires, seules, qui déambulent d’un bout à l’autre de ce boulevard, pour leur proposer tous les services dont elles peuvent avoir besoin : coiffure, maquillage et autres soins. Je ne m’adresse qu’à elles. Je ne regarde pas les femmes blanches qui passent, égarées. Je me détourne de celles qui sont accompagnées, même si je sais que cela ne va pas durer. Je connais certaines d’entre elles depuis de longues années et je sais qu’elles n’ont pas toujours eu un compagnon à leur bras. Quand elles seront une nouvelle fois seules, je leur parlerai encore, elles le savent.
Le concierge du côté Saint-Martin me dit bonsoir lorsque je passe après dîner. Il croit que ma vie se passe à chanter et sait que j’encaisse des loyers. La pipelette du côté Strasbourg ne me dit rien, elle me craint. Je suis un sauvage, qui vient de l’autre côté de la terre et elle n’ose qu’à peine me tendre le courrier. Côté Saint-Martin, je suis après tout la descendante de Dame Cadet de Chambine, héritière depuis près de deux siècles d’une grande partie du passage, hélas morcelé au fil des années. Côté Strasbourg, je ne suis qu’un nouvel arrivant parmi d’autres, d’une tribu peut-être ancienne mais qui a perdu tout pouvoir ici en France, sauf celui de faire peur aux concierges et de charmer les demoiselles à peau noire, fraîchement arrivées elles aussi. Rien ne rapproche mes deux existences : deux boîtes aux lettres, à chaque bout du passage, font perdurer l’étanchéité des deux mondes. Personne sauf moi ne pénètre dans cet appartement unique à deux entrées dont les parties se rejoignent incognito par la magie d’une cloison amovible, posée par un artisan discret. Ma vie est un théâtre : j’ai mon côté cour (Strasbourg) et mon côté jardin (Saint-Martin).
Mes deux vies ne se rencontrent jamais et l’une ne sait rien de l’autre. Le Passage du désir a deux entrées, deux sorties plutôt, qui chacune a sa propre histoire. Je me suis adapté(e) à cette vie jumelle, à cette dichotomie quotidienne. Je ne sors jamais de Paris et j’ai quand même deux univers. Lorsque je suis fatigué(e), je dois me pencher à la fenêtre pour savoir si on est le jour, ou la nuit, avant de m’asseoir devant la glace et commencer à me maquiller. Le dimanche, je pars me promener du côté de la rue de la Fidélité, ancienne rue Neuve aujourd’hui abîmée. Je regarde les vitrines, avec des écheveaux de laine colorée, des amoncellements de rubans et des petits cafés fermés. C’est une rue comme tant d’autres, elle est juste proche du passage où je suis né(e) ; où ma vie s’est peu à peu construite sans identité bien définie. Suis-je né homme et devenu femme ? Ou née femme et en homme transformé ? Cela a peu d’importance aujourd’hui car jamais personne ne découvrira la vérité. Je ne la sais pas moi-même et ma mère avait depuis longtemps abandonné. Le Passage du désir m’a façonné à son image : d’un côté l’homme noir qui fascine ; de l’autre la femme blanche qui attire. Je reste entre les deux et ne choisis jamais. Il n’y aura pas de postérité, pas de testament caché. Je disparaîtrai et personne ne saura qui il a vraiment côtoyé. Combien êtes-vous sur terre à rêver d’entrer dans ces deux mondes ? Moi j’y suis arrivé(e) mais cela doit rester secret et personne n’en a la moindre idée.

samedi 14 février 2015

micro nouvelles (2)

thème "saint-valentin"



Piège tardif
Au 70ème anniversaire de mariage, son dentier rencontra malencontreusement un os de lapin. et tomba sur sa main gauche. Il fallu lui recoudre l’annulaire. Juste avant d’être anesthésié, il dit au chirurgien, qui était une femme : gardez le doigt, prenez la bague.
Film spaghetti
Pour la faire craquer, il répéta devant le miroir son sourire le plus italien. Au ristorante, on leur servit des spaghetti, sauce arrabiata. A la fin du repas, il comprit à son drôle de regard que son visage n’était pas constellé que de taches de rousseur.
Mixité
D’un côté les hommes, de l’autre les femmes. A l’école, à l’église, à l’armée. A son premier job, les bureaux étaient open space et son binôme, Mélanie, s’appelait Jean-Pierre pour l’état-civil. Il en fut assez désorienté.
Petits et gros mots
Le premier billet qu’il lui avait écrit était un poème qui débutait par « Ma douce » et finissait par « toujours ».
Le dernier billet qu’il lui écrivit fut transmis par le biais de son avocat, commençait par « Chère madame » et se terminait par « allez vous faire voir ».
Science–fiction
Ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants.
Contrariant
Il lui tapa dans l’œil ; elle le tapa de ses économies amassées à grand-peine.
Elle était entraîneuse au « Cappadoce » à Amsterdam ; Il était « coach » dans un port, et l’entraîna à travailler … pour lui.
Ce marin sans attaches ne pouvait détacher d’elle son regard et après mille détours l’approcha dans un bar du port ; elle le considéra avec détachement et se détourna sans un regard.
Onomatopées
Oh ! fit-il en la découvrant un soir ; ah ! soupira-t-il lors de sa nuit de noces ; glups ! dit-il à l’annonce de la pension alimentaire qu’il allait lui falloir verser.
Complicité
L’électricien aimait faire sauter les plombs pour jouer à cache-cache avec sa dulcinée ; aveugle de naissance, elle le trouvait chaque fois en moins de deux, du bout des doigts.
SM
Elle n’aimait pas le gris, quelle qu’en soit la nuance ; il aimait son rouge à lèvres, à la sanguine. Pourvu que ça ne dure pas.
My funny Valentine
Ta beauté grecque me fascine
Ton babillage me bassine
14 février, je t’assassine

vendredi 13 février 2015

micro nouvelles (1)

Thème "noir"


Le plus noir jour de ma vie
Il n'y aura pas d'album photos du plus noir jour de ma vie. Les invités étaient déjà tous partis lorsque je l'ai poussée dans le puits. Elle a basculé sans un cri. Dans mon costard de marié trempé, j'ai entendu le « blonk » final puis le silence, identique à celui qui m'accompagne depuis dans ma cellule capitonnée.
Le fantôme du miroir
Je n'ai même pas besoin de me retourner. Je sens qu'il est derrière moi, raide et silencieux. Quand je me lèverai, il me suivra et frappera. A quelle heure ferme ce bar, déjà ?
L'incendie de la baignoire
Au IIIème acte, l'acteur incarnant Néron trébucha sur sa toge trop longue et dans sa chute, laissa glisser de sa main la torche enflammée. Par bonheur, seule la 1ère baignoire fut incendiée. Par malheur, Monsieur le Maire était au théâtre ce soir. 
Un trophée australien
La première fois qu'il m'en a parlé, j'ai cru à un kangourou empaillé. Je ne savais pas que la tête d'un aborigène pouvait autant faire peur. Je l'avais tué par erreur, m'a t-il expliqué, j'ai préféré le ramener. Prendrez-vous des scones beurrés avec le thé ?
La petite lumière verte qui me suit
Une luciole ? Non, le tireur d'élite qui me poursuit.
Une soucoupe volante ? Non, le drone sur ma piste.
Une issue de secours ? Non, la veilleuse de la morgue qui clignote.
Les feux follets/Les joyeux gisants
Après la danse de Saint-Guy, il l'a entraînée en riant follement dans une sarabande endiablée à travers les pierres tombales, avant de l'étendre dans le caveau tout préparé. A la vie à la mort, avait dit le prêtre qui les avait mariés.
La malédiction des cannes blanches
Mon cauchemar favori : une armée d'aveugles à canne blanche me poursuit, scandant : C'est lui ! C'est lui ! Le lendemain, c'est une affaire classée pour cause d'incapacité de reconnaissance du suspect de la part des témoins.
Qui me regarde ?
Pas moi, dit le surveillant du parking qui finissait sa bière. J'ai eu le temps d'installer confortablement Jojo dans le coffre d'une BM noire. Il aimait tant les bagnoles.
Meurtre à géométrie variable
Chaque ombre était un meurtrier en puissance. Je faisais bien attention à ne marcher que dans les lignes claires, lorsque le soleil disparut d'un coup.
Chorégraphie cosaque
Je n'ai jamais aimé ses moustaches. Sur l'air de la danse du sabre, j'ai commencé celle de la lame perfide. Mon partenaire a joué l'étonné, mais n'a pas supporté. Le tour est joué, le cabaret fermé. Pour cause de décès.

mardi 3 février 2015

Ma vie avec toi


Ma vie avec toi (après 1960)
La première fois que je t’ai vue, c’était à l’occasion d’un anniversaire. Un anniversaire qui fêtait la dizaine d’années du lieu qui te recevait,  même si tu n’étais pas « la reine du bal ». Au milieu de toutes ces autres œuvres, sûrement nombreuses, dont je ne me rappelle pas du tout, tu étais installée, l’air de rien, sûre de ne pas laisser indifférent qui passait à côté. De dehors, tu avais presque l’air d’un refuge normal, je veux dire avec 4 murs et un toit. Les trombes d’eau qu’on entendait se déverser ne devaient sûrement rien avoir à faire avec toi. Et pourtant, lorsqu’intriguée je me suis approchée et que j’ai regardé dedans, je les ai bien vues. Elles descendaient de ton plafond et non pas du ciel. Il pleuvait dedans. Dans la maison, dans le refuge qui du coup n’en était plus un. La maison qui pleut, ai-je pensé en regardant ces bassines abandonnées, la table encore dressée, humide, l’eau dégoulinant des tasses, des assiettes, de la table elle-même. On ne connaît pas le bruit de la pluie au dedans. C’est incongru et impensable. Très intrigant. De la nostalgie humide. De la poésie fanée. L’imagination s’envole. Tu étais entrée dans ma vie et n’en sortirais plus. Mais moi dans ce refuge je ne pouvais me réfugier, pas en vrai, juste par la pensée. Depuis je n’y manque pas et pense souvent à toi, surtout quand je me sens abandonnée. Je crois que chacun y voit son propre avenir : l’abandon, l’oubli, le temps qui passe sur une vie, que la pluie finit par envelopper.
Le Refuge de Stéphane Thidet

Ma vie avec toi (avant 1960)
Ca a été l’un des plus beaux cadeaux qu’on m’ait fait : je pouvais choisir la reproduction que je souhaitais dans le catalogue de cette maison d’édition d’œuvres d’art et de photographies. La maison offrait le cadre. C’était mon premier accrochage, tant pis pour la valeur monétaire, finalement assez faible. Qu’importe, fait-on attention à qui est derrière les lèvres du premier à qui l’on donne un baiser ? J’ai choisi une cariatide de Modigliani. Celle qui était dans le catalogue, car je les aime toutes et les collectionnerais si j’en avais les moyens. Celle-ci est langoureuse, les bras levés, nue. Sur un lit défait, avant ou après l’amour, on ne sait. C’est mon modèle, ma femme rêvée, la femme dont les hommes auraient dû rêver. Grise et bleutée, la peau mordorée. Je l’ai chaque jour devant mes yeux, mon idéal féminin jamais égalé. Comme les cariatides grecques qu’on ne peut approcher, elle reste lointaine et mystérieuse. On pourrait dire qu’elle est grossière, mal faite, pas finie, pas agréable de proportions. Qu’importe, j’envie son petit ventre renflé, ses cuisses fermes mal définies et surtout sa position abandonnée et sûre d’elle à la fois, en même temps. Les cariatides ont l’éternité devant elles et contemplent de leurs yeux vides un néant vertigineux. On y plonge avec délices, pour se laver de la vie quotidienne et des petits renoncements. Les cariatides sont des statues immuables de l’île de Pâques qui défient tout velléité humaine de les comprendre. Elles n’ont pas besoin de nous pour exister. 


Merci à la fondation pour l'art contemporain CE, pour l'idée