J’ai
deux vies, deux existences coupées en deux et qui ne se rencontrent jamais. Le
jour, lorsque je sors sur le Boulevard de Strasbourg, ma peau est noire et mes
yeux goguenards scrutent l’approche de chaque passante, belle proie ou touriste
égarée. Mais la nuit, quand je pars du côté du Faubourg Saint-Martin, je porte
sur moi les siècles de Paris et je vais chanter dans un cabaret à l’ancienne,
le Tapis rouge, du nom du premier Grand Magasin, où chaque Mistinguett trouvait
de quoi se nipper, se farder. Avec ma chevelure blond doré, mes yeux clairs et
ma voix rauque qui plaît aux habitués, chacun peut encore s’imaginer dans les
années 60. Je m’adresse aux spectateurs, je les invective même parfois, puis ma
voix redevient douce, caressante et séduisante. Enveloppée de fumée, la musique
qui sort du piano reste opaque comme ma voix. C’est bien ainsi, je préfère ne
pas être trop visible. Dans ma vie diurne, mon regard est légèrement voilé
aussi, mais ma voix est plus ferme. Avec des tons caressants, j’aborde les
femmes noires, seules, qui déambulent d’un bout à l’autre de ce boulevard, pour
leur proposer tous les services dont elles peuvent avoir besoin :
coiffure, maquillage et autres soins. Je ne m’adresse qu’à elles. Je ne regarde
pas les femmes blanches qui passent, égarées. Je me détourne de celles qui sont
accompagnées, même si je sais que cela ne va pas durer. Je connais certaines
d’entre elles depuis de longues années et je sais qu’elles n’ont pas toujours
eu un compagnon à leur bras. Quand elles seront une nouvelle fois seules, je
leur parlerai encore, elles le savent.
Le
concierge du côté Saint-Martin me dit bonsoir lorsque je passe après dîner. Il
croit que ma vie se passe à chanter et sait que j’encaisse des loyers. La
pipelette du côté Strasbourg ne me dit rien, elle me craint. Je suis un
sauvage, qui vient de l’autre côté de la terre et elle n’ose qu’à peine me
tendre le courrier. Côté Saint-Martin, je suis après tout la descendante de
Dame Cadet de Chambine, héritière depuis près de deux siècles d’une grande
partie du passage, hélas morcelé au fil des années. Côté Strasbourg, je ne suis
qu’un nouvel arrivant parmi d’autres, d’une tribu peut-être ancienne mais qui a
perdu tout pouvoir ici en France, sauf celui de faire peur aux concierges et de
charmer les demoiselles à peau noire, fraîchement arrivées elles aussi. Rien ne
rapproche mes deux existences : deux boîtes aux lettres, à chaque bout du
passage, font perdurer l’étanchéité des deux mondes. Personne sauf moi ne
pénètre dans cet appartement unique à deux entrées dont les parties se
rejoignent incognito par la magie d’une cloison amovible, posée par un artisan discret.
Ma vie est un théâtre : j’ai mon côté cour (Strasbourg) et mon côté jardin
(Saint-Martin).
Mes
deux vies ne se rencontrent jamais et l’une ne sait rien de l’autre. Le Passage
du désir a deux entrées, deux sorties plutôt, qui chacune a sa propre histoire.
Je me suis adapté(e) à cette vie jumelle, à cette dichotomie quotidienne. Je ne
sors jamais de Paris et j’ai quand même deux univers. Lorsque je suis
fatigué(e), je dois me pencher à la fenêtre pour savoir si on est le jour, ou
la nuit, avant de m’asseoir devant la glace et commencer à me maquiller. Le
dimanche, je pars me promener du côté de la rue de la Fidélité, ancienne rue
Neuve aujourd’hui abîmée. Je regarde les vitrines, avec des écheveaux de laine
colorée, des amoncellements de rubans et des petits cafés fermés. C’est une rue
comme tant d’autres, elle est juste proche du passage où je suis né(e) ;
où ma vie s’est peu à peu construite sans identité bien définie. Suis-je né
homme et devenu femme ? Ou née femme et en homme transformé ? Cela a
peu d’importance aujourd’hui car jamais personne ne découvrira la vérité. Je ne
la sais pas moi-même et ma mère avait depuis longtemps abandonné. Le Passage du
désir m’a façonné à son image : d’un côté l’homme noir qui fascine ;
de l’autre la femme blanche qui attire. Je reste entre les deux et ne choisis
jamais. Il n’y aura pas de postérité, pas de testament caché. Je disparaîtrai et
personne ne saura qui il a vraiment côtoyé. Combien êtes-vous sur terre à rêver
d’entrer dans ces deux mondes ? Moi j’y suis arrivé(e) mais cela doit
rester secret et personne n’en a la moindre idée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire