samedi 23 mai 2015

Comment les Russes ont perdu la guerre



Par MIKHAIL SHISHKIN – 8 mai 2015 - New York Times
ZURICH –

Mon père s’est porté volontaire pour la guerre à 18 ans. Il servait dans un sous-marin en Mer Baltique.
Quand j’étais petit, nous vivions dans un appartement situé dans le quartier de l’Arbat, dans le centre de Moscou. Punaisée au dessus de mon lit, il y avait une photo de son sous-marin  Shchuka-class. J’étais très fier que mon papa ait un sous-marin et je reproduisais sans cesse cette photographie dans mes cahiers d’écolier.

Chaque année, le 9 mai, jour de la Victoire en Russie - date qui marque l’anniversaire du jour où est arrivée à Moscou l’annonce de la capitulation allemande – mon père allait chercher son uniforme de marin dans le placard,  uniforme qui requérait systématiquement une légère retouche au niveau de son estomac, et il y épinglait ses médailles. C’était si important pour moi d’être fier de mon père : il y avait eu une guerre et mon papa l’avait gagnée !
Puis j’ai grandi, et j’ai réalisé qu’en 1944 et 1945, mon père coulait des bateaux qui évacuaient des civils allemands et des troupes de Riga, en Lettonie ou de Tallinn, en Estonie. Des centaines, sinon des milliers de gens avaient trouvé la mort dans les eaux de la Baltique et pour cela, mon père avait reçu ses médailles. Cela fait longtemps que je ne suis plus fier de lui mais je ne le juge pas. C’était la guerre.

Mon père s’est battu contre un diable nommé fascisme mais un autre diable a su en tirer profit. Lui et des millions de soldats, marins et aviateurs soviétiques, esclaves virtuels, ont apporté au monde non pas une libération mais un autre esclavage. Le peuple a tout sacrifié pour la victoire mais les fruits de cette victoire ont été moins de liberté et plus de pauvreté.

Mon père avait 6 ans lorsque son père a été arrêté. Un fils souhaite être fier de son père mais le sien était nommé “ennemi du peuple”. Mon grand-père a péri au goulag.
Quand la guerre a commencé, la population opressée a pourtant entendu via les mégaphones les mots suivants : “Frères et Soeurs !”  La bassesse des chefs d’état de la Russie repose sur le fait qu’ils ont toujours su tirer profit de cette émotion humaine remarquable : l’amour de la patrie et la volonté de tout sacrifier pour elle.
Ainsi, mon père est parti défendre son pays. C’était encore un jeune garçon lorsqu’il est parti sur la mer, dans la terreur constante de mourir noyé dans ce cercueil d’acier. Il a fini par protéger ce régime qui avait tué son père.

La victoire n’apporte rien aux esclaves,  sauf le sens de la grandeur de l’empire de leur maître. Une grande victoire ne fait que renforcer leur grand esclavage.
Après la guerre, mon père s’est mis à boire. Tous ses amis du sous-marin aussi. Qu’auraient-ils pu faire d’autre ?
Sous Gorbatchev, nous avons eu des périodes difficiles. Et mon père, en tant que vétéran, reçut un colis dans lequel se trouvaient des produits provenant d’Allemagne. Il l’a pris comme une insulte personnelle. Il s’est soûlé et a braillé : Mais nous avons gagné ! Puis il s’est calmé et a commencé à pleurer.
Dis-moi, continuait-il en s’adressant à quelqu’un que je ne pouvais voir, avons nous gagné cette guerre ou l’avons nous perdue ?
A la fin de sa vie, il s’est détruit à coup de vodkas. C’était le seul survivant : tous ses copains du sous-marin avaient fini au fond du trou, à force de boire, depuis longtemps. Mon père a été incinéré dans son uniforme de marin. Il était probablement impatient de retrouver ses potes du temps de la guerre.

La principale question russe est : si la patrie est un monstre, doit-on la chérir ou la haïr ? Ici les deux vont de pair, interminablement. Il y a longtemps, un poète russe l’a dit ainsi : « un coeur lassé de haine ne peut pas apprendre à aimer ».
Bien entendu, j’espère en une victoire de ma patrie.  Mais qu’est-ce qui serait une victoire pour mon pays ? Chaque victoire d’Hitler était une défaite pour le peuple allemand. Et la déroute finale de l’Allemagne nazie a été une victoire pour les allemands eux-mêmes, qui ont démontré comment une nation peut s’élever et qui vivent comme des êtres humains, sans le délire de la guerre dans leur esprit.

Aujourd’hui, cependant, le Jour de la Victoire n’a rien à voir avec la victoire du peuple ou la victoire de mon père. Ce n’est pas un jour de paix et de souvenir envers les victimes. C’est un jour où on entend le cliquetis des armes, un jour de cercueils de zinc,  un jour d’agression, un jour de grande hypocrisie et de grande bassesse.
Car les Russes ont été appelés, une fois de plus, à faire la guerre contre le fascisme. L’hystérie patriotique de la télévision est l’arme miraculeuse du régime. Grâce à la « boîte à zombies »,  on a forgé à la population une certaine idée du monde : l’Ouest veut nous détruire, nous sommes donc contraints, comme nos pères et nos grand-pères, de partir en guerre sainte contre le fascisme et nous devons être prêts à tout sacrifier pour la victoire.
Une fois de plus, les chefs d’état réécrivent l’histoire et ne retiennent que les seules victoires militaires et la gloire martiale. Ils ont ajouté un chapitre dans les livres d’école sur le retour glorieux de la Crimée. Un jet continu d’hystérie coule des écrans de télévision : « La Grande Russie », « défendre la langue Russe »,  « se retrouver dans le monde Russe » et « nous sauverons le monde du fascisme ». Celui qui conteste est un traître national.
Au cours de la 16ème année de son règne,  le Président Vladimir V. Poutine a réussi tout ce qu’un dictateur s’efforce d’obtenir. Son peuple l’aime, ses ennemis le craignent. Il a créé un régime qui ne repose pas sur de vacillants paragraphes d’une Constitution mais sur les lois inébranlables de la loyauté de ses vassaux à sa souveraineté, de bas en haut de la pyramide du pouvoir.

Mon père était russe. Ma mère, ukrainienne. Mais le régime de Poutine a poussé ces deux peuples l’un contre l’autre. Parfois, je pense qu’il est bon que mes parents n’aient pas vécu pour voir de quelle manière les Russes et les Ukrainiens s’entretuent.
Il est impossible de respirer dans un pays où l’air est imprégné de haine. Beaucoup de haine a toujours été suivi dans l’histoire par beaucoup de sang. Qu’est-ce qui attend mon pays ? D’être transformé entièrement en une gigantesque Dombass de l’est de l’Ukraine ?
Une fois encore, la dictature a appelé ses sujets à défendre la patrie, en exploitant impitoyablement la propagande victorieuse de la Grande Guerre Patriotique. Les chefs de la Russie ont volé le pétrole du peuple,  ont volé les élections au peuple, volé le pays du peuple. Et ils ont volé sa victoire.

Papa, nous avons perdu la guerre.

Mikhail Shishkin est un romancier russe.
Cet article a été traduit du russe par Marian Schwartz (et très humblement de l’anglais par votre serviteur).




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