Par MIKHAIL SHISHKIN – 8 mai 2015 - New York Times
ZURICH –
Mon
père s’est porté volontaire pour la guerre à 18 ans. Il servait dans un sous-marin
en Mer Baltique.
Quand
j’étais petit, nous vivions dans un appartement situé dans le quartier de
l’Arbat, dans le centre de Moscou. Punaisée au dessus de mon lit, il y avait
une photo de son sous-marin Shchuka-class. J’étais très fier que mon
papa ait un sous-marin et je reproduisais sans cesse cette photographie dans
mes cahiers d’écolier.
Chaque
année, le 9 mai, jour de la Victoire en Russie - date qui marque l’anniversaire
du jour où est arrivée à Moscou l’annonce de la capitulation allemande – mon
père allait chercher son uniforme de marin dans le placard, uniforme qui requérait systématiquement une
légère retouche au niveau de son estomac, et il y épinglait ses médailles.
C’était si important pour moi d’être fier de mon père : il y avait eu une
guerre et mon papa l’avait gagnée !
Puis
j’ai grandi, et j’ai réalisé qu’en 1944 et 1945, mon père coulait des bateaux
qui évacuaient des civils allemands et des troupes de Riga, en Lettonie ou de
Tallinn, en Estonie. Des centaines, sinon des milliers de gens avaient trouvé
la mort dans les eaux de la Baltique et pour cela, mon père avait reçu ses
médailles. Cela fait longtemps que je ne suis plus fier de lui mais je ne le
juge pas. C’était la guerre.
Mon
père s’est battu contre un diable nommé fascisme mais un autre diable a su en
tirer profit. Lui et des millions de soldats, marins et aviateurs soviétiques,
esclaves virtuels, ont apporté au monde non pas une libération mais un autre
esclavage. Le peuple a tout sacrifié pour la victoire mais les fruits de cette
victoire ont été moins de liberté et plus de pauvreté.
Mon
père avait 6 ans lorsque son père a été arrêté. Un fils souhaite être fier de
son père mais le sien était nommé “ennemi du peuple”. Mon grand-père a péri au
goulag.
Quand
la guerre a commencé, la population opressée a pourtant entendu via les mégaphones les mots suivants :
“Frères et Soeurs !” La bassesse des
chefs d’état de la Russie repose sur le fait qu’ils ont toujours su tirer
profit de cette émotion humaine remarquable : l’amour de la patrie et la
volonté de tout sacrifier pour elle.
Ainsi,
mon père est parti défendre son pays. C’était encore un jeune garçon lorsqu’il
est parti sur la mer, dans la terreur constante de mourir noyé dans ce cercueil
d’acier. Il a fini par protéger ce régime qui avait tué son père.
La
victoire n’apporte rien aux esclaves,
sauf le sens de la grandeur de l’empire de leur maître. Une grande
victoire ne fait que renforcer leur grand esclavage.
Après
la guerre, mon père s’est mis à boire. Tous ses amis du sous-marin aussi.
Qu’auraient-ils pu faire d’autre ?
Sous
Gorbatchev, nous avons eu des périodes difficiles. Et mon père, en tant que
vétéran, reçut un colis dans lequel se trouvaient des produits provenant
d’Allemagne. Il l’a pris comme une insulte personnelle. Il s’est soûlé et a
braillé : Mais nous avons gagné ! Puis il s’est calmé et a commencé à pleurer.
Dis-moi,
continuait-il en s’adressant à quelqu’un que je ne pouvais voir, avons nous
gagné cette guerre ou l’avons nous perdue ?
A
la fin de sa vie, il s’est détruit à coup de vodkas. C’était le seul
survivant : tous ses copains du sous-marin avaient fini au fond du trou, à
force de boire, depuis longtemps. Mon père a été incinéré dans son uniforme de
marin. Il était probablement impatient de retrouver ses potes du temps de la
guerre.
La
principale question russe est : si la patrie est un monstre, doit-on la
chérir ou la haïr ? Ici les deux vont de pair, interminablement. Il y a
longtemps, un poète russe l’a dit ainsi : « un coeur lassé de haine
ne peut pas apprendre à aimer ».
Bien
entendu, j’espère en une victoire de ma patrie.
Mais qu’est-ce qui serait une victoire pour mon pays ? Chaque
victoire d’Hitler était une défaite pour le peuple allemand. Et la déroute
finale de l’Allemagne nazie a été une victoire pour les allemands eux-mêmes,
qui ont démontré comment une nation peut s’élever et qui vivent comme des êtres
humains, sans le délire de la guerre dans leur esprit.
Aujourd’hui,
cependant, le Jour de la Victoire n’a rien à voir avec la victoire du peuple ou
la victoire de mon père. Ce n’est pas un jour de paix et de souvenir envers les
victimes. C’est un jour où on entend le cliquetis des armes, un jour de
cercueils de zinc, un jour d’agression,
un jour de grande hypocrisie et de grande bassesse.
Car
les Russes ont été appelés, une fois de plus, à faire la guerre contre le
fascisme. L’hystérie patriotique de la télévision est l’arme miraculeuse du
régime. Grâce à la « boîte à zombies », on a forgé à la population une certaine idée
du monde : l’Ouest veut nous détruire, nous sommes donc contraints, comme
nos pères et nos grand-pères, de partir en guerre sainte contre le fascisme et
nous devons être prêts à tout sacrifier pour la victoire.
Une
fois de plus, les chefs d’état réécrivent l’histoire et ne retiennent que les
seules victoires militaires et la gloire martiale. Ils ont ajouté un chapitre
dans les livres d’école sur le retour glorieux de la Crimée. Un jet continu
d’hystérie coule des écrans de télévision : « La Grande
Russie », « défendre la langue Russe », « se retrouver dans le monde Russe »
et « nous sauverons le monde du fascisme ». Celui qui conteste est un
traître national.
Au
cours de la 16ème année de son règne, le Président Vladimir V. Poutine a réussi
tout ce qu’un dictateur s’efforce d’obtenir. Son peuple l’aime, ses ennemis le
craignent. Il a créé un régime qui ne repose pas sur de vacillants paragraphes
d’une Constitution mais sur les lois inébranlables de la loyauté de ses vassaux
à sa souveraineté, de bas en haut de la pyramide du pouvoir.
Mon
père était russe. Ma mère, ukrainienne. Mais le régime de Poutine a poussé ces
deux peuples l’un contre l’autre. Parfois, je pense qu’il est bon que mes
parents n’aient pas vécu pour voir de quelle manière les Russes et les
Ukrainiens s’entretuent.
Il
est impossible de respirer dans un pays où l’air est imprégné de haine.
Beaucoup de haine a toujours été suivi dans l’histoire par beaucoup de sang. Qu’est-ce
qui attend mon pays ? D’être transformé entièrement en une gigantesque
Dombass de l’est de l’Ukraine ?
Une
fois encore, la dictature a appelé ses sujets à défendre la patrie, en
exploitant impitoyablement la propagande victorieuse de la Grande Guerre
Patriotique. Les chefs de la Russie ont volé le pétrole du peuple, ont volé les élections au peuple, volé le pays
du peuple. Et ils ont volé sa victoire.
Papa,
nous avons perdu la guerre.
Mikhail Shishkin est un romancier russe.
Cet article a été traduit du russe par Marian Schwartz
(et très humblement de l’anglais par votre serviteur).
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