J’ai peur des villes. Mais il ne faut pas
en sortir. Si on s’aventure trop loin, on rencontre le cercle de la Végétation.
La Végétation a rampé pendant des kilomètres vers les villes. Elle attend.
Quand la ville sera morte, la végétation l’envahira, elle grimpera sur les
pierres, elle les enserrera, les fouillera, les fera éclater de ses longues
pinces noires ; elle aveuglera les trous et laissera pendre partout des
pattes vertes. Il faut rester dans les villes, tant qu’elles sont vivantes, il
ne faut pas pénétrer seul sous cette grande chevelure qui est à leur
porte : il faut la laisser onduler et craquer sans témoins. Dans les
villes, si l’on sait s’arranger, choisir les heures où les bêtes digèrent ou
dorment, dans leurs trous, derrière des amoncellements de détritus organiques,
on ne rencontre guère que des minéraux, les moins effrayants des existants.
Extrait
de « La Nausée » - Jean-Paul Sartre.
Quand
j’étais petite et qu’on rentrait tard de voyage, dans la grande voiture
familiale (une Panhard qui pouvait contenir 7 personnes !), que mon père
nous ramenait tous à la maison le dimanche soir, j’avais peur. Peur des ombres
d’arbres qui jaillissaient de la lumière des phares et qui retombaient
immédiatement dans leur nuit. D’autres branches surgissaient et heureusement,
la voiture passait trop vite pour se laisser attraper. J’avais peur des
couleurs vertes, un peu moisies, de ces branches qui se tendaient vers nous. Je
me blottissais dans le creux du siège arrière, j’évitais de regarder.
Les
branches sont méchantes, elles griffent le visage et les jambes de ceux qui
marchent, de celles qui se sauvent de la maison où une marâtre les attend pour
leur tendre une pomme empoisonnée. Les arbres ont une vie tordue et
incompréhensible : ils grandissent sans bouger, se meuvent sans changer de
place, font du bruit sans parler. La végétation fait peur parce qu’elle est bien
plus forte que nous : les racines traversent les pierres endormies, les
fleurs s’épanouissent en bordure de béton, l’herbe crève le goudron. Et quand
le souffle d’une explosion dévaste et laisse un paysage urbain en ruines, les
arbres sont les seuls qui restent debout, droits et paisibles, quand autour
d’eux les toits et les murs s’effondrent. La végétation vit en dehors de nous,
sans nous. En dehors de nos villes et nos maisons, de nos rêves et nos chansons. Comme les
dinosaures et les gros poissons, elle se moque bien des humains et n’en
apprivoise que quelques-uns, de ceux qui tentent de pénétrer dans son univers
sans l’atteindre ni la creuser, la sillonner, ou la planifier en gros carrés
plantés. Elle ne laisse tailler que les arbres emprisonnés et étale ses lianes en
toute liberté.
Quand
on aime les villes, qu’on préfère les queues du ciné le samedi soir au
bruissement menaçant des feuilles du faîte, on rentre sagement et rapidement d’une
virée à la campagne, dans la nature, en forêt, où l’on a senti son cœur battre
au cours d’une journée pleine de dangers : ces ronces qui vous saignent la
cheville, ces fougères qui tapissent un sol meuble et glissant, ces troncs
tombés par quelles nuits, quels orages, quelles tempêtes ? Les branches
vous cognent le front, les liserons vous font trébucher, et vainement vous
cherchez un arbre compatissant qui pourrait vous aider lors d’une descente
vertigineuse. Quand la nuit tombe un peu plus vite qu’en ville et que nul
éclairage public ne vient vous rassurer, quand chaque bosquet ressemble
étrangement au précédent, quand des craquements effrayants accompagnent vos pensées, on pense
sereinement aux quatre murs qui nous accompagnent chaque jour. Notre chez nous
même réduit et dégradé paraît un refuge princier à la place de cette clairière
sombre envahie par des chênes centenaires très élevés. Qui se fichent
éperdument de l’être minuscule qui tremble à leurs pieds. Cet être qui vit si
peu de temps peut bien transformer quelques peupliers en allumettes ou quelques
palmiers en huile. Leurs héritiers écraseront ses huttes de paille et ses
temples de pierre pour ériger leur propre canopée. La végétation n’est pas
notre amie. Elle est indifférente et méprisante, bruissante et insatisfaisante.
Nous ne faisons que la frôler sans jamais la gêner car elle est déjà gagnante,
ce n’est qu’une question de temps.
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