mercredi 19 août 2015

Chez Iyannis {Xania, Crète, Grèce}


Je me suis pourtant levé tôt pour travailler. Je dois rendre coûte que coûte ce fichu mémoire le 3 septembre, il me reste 1 mois et j’ai l’impression de ne pas avancer. Ca fait deux mois que je suis rentré à Xania, après avoir, une dernière fois, rendu visite aux palais de Cnossos, Festos et Gortyne, pour m‘imprégner de ce que peuvent encore restituer ces vielles pierres poussiéreuses. Seule l’imagination d’un Evans, ou d’un archéologue amateur doux et rêveur comme moi, peut parvenir à reconstituer ces puzzles de ruines. Alors je suis parti chez mon père, à Xania, pour me plonger dans les bouquins et écrire ce mémoire de fin d’études : l’économie dans la civilisation minoenne, un exemple d’équilibre entre l’urbain et le rural, 1500 ans avant Jésus-Christ.
Parfois je me dis que Skafidakis, mon prof à l’université d’Héraklion, m’a joué un sale tour en acceptant ce sujet de mémoire. C’était il y a deux ans, mais la Grèce était en pleine dépression économique, déjà. Et aujourd’hui, c’est plutôt une répression économique, après cet élan populaire du mois de mai, qui a porté un gouvernement de gauche, de vraie gauche, au pouvoir. Pour l’instant, rien n’a l’air d’avoir bougé, surtout dans les îles où le tourisme bat son plein. Dans le restaurant tenu par mon père Iyannis, qui est cuisinier depuis toujours, les prix sur le menu n’ont pas changé mais pourtant, les produits frais sont tous beaucoup plus chers. Il laisse passer la saison, on verra demain. C’est ce que dit la majorité des Grecs aujourd’hui. Mais septembre risque d’être un demain compliqué. Pour moi aussi, si je ne réussis pas à terminer ce fichu mémoire. Je préfère ne pas penser à après-demain, à ce diplôme dont je ne saurai que faire si je le décroche.  Il n’est pas possible d’être un économiste en Grèce. Prof à la rigueur, mais on n’aura jamais droit à la parole et encore moins l’écoute, dans les colloques ou conférences de niveau international. L’économie ne fait pas bon ménage avec la Grèce, aujourd’hui. Pourtant, il y a des milliers d’années, ce pays était prospère et la Crète était bien verte, au lieu d’être ce caillou gris et sec qu’elle est aujourd’hui. Je l’aime comme elle est, bien sûr. Je ne l’ai pas connue autrement, sauf dans les rares écrits qu’il nous reste à déchiffrer. La seule chose que l’ont n’ait pas perdu malgré les aléas, les tourments, les guerres et les invasions,  c’est la parole du peuple, qui clame haut et fort ce qu’il veut. Même s’il échoue, au moins le despote, tyran ou troïka, dictateur ou créancier, qui prend la place, sait d’avance qu’il ne sera pas aimé mais craint. C’est le sort des despotes me direz-vous et ils s’en moquent bien, en général. Surtout en généraux.
 Parfois je me dis au diable l’économie, prends un petit bateau et va admirer, le long des rochers de la côte sud, les milliers de poissons mordorés qui n’ont peur de rien, tu auras peut-être la chance de voir Dame Tortue sortir lentement de sa caverne grise et glisser silencieusement sur le fond sableux. Non, pas avant d’avoir fini d’écrire, pas avant d’avoir envoyé ce pavé à Skafidakis ; j’entends mon père raconter au voisin que des touristes français, hier soir, lui ont demandé du watermelon, comme dessert, de la pastèque ! La pastèque est bien moins produite en Crète que l’olive, mais ne vaut pratiquement rien, même pas son poids. Des milliers de pastèques transitent chaque jour de l’été entre les fermes isolées et les centres urbains. Elles s’entassent dans les remorques, les bennes, les malles – parfois sous les sabots des chèvres – et parcourent des kilomètres, juste pour rafraîchir le gosier asséché des touristes. Ce n’est pas économiquement viable bien sûr. Mais on vit comme ça ici, et mon père a donc servi des tranches fraîches de pastèque à tous ses clients du soir, gratuitement et en rigolant.
Quand j’aurai fini, quand j’aurai enfin soutenu ce mémoire de malheur et qu’il faudra bien faire quelque chose, j’aurai le choix entre partir d’ici pour aller gagner ma vie ailleurs, faire partie de cette diaspora grecque qui envoie de l’argent frais, comme des pastèques, au reste de la famille, ou rester ici et « me la couler douce ». C’est à dire vivre chichement mais sans stress, sans envie mais avec peu d’argent. Travailler beaucoup pendant la saison touristique, sans horaires, sans nuit ni jour. Et jouir du calme le reste de l’année. Le peu de mois que j’ai passé dans le reste de l’Europe m’a fait comprendre déjà que je ne pourrais me passer trop longtemps de cette lumière bleue, de ces reflets argentés, de l’odeur de la mer, jamais éloignée de plus de quelques kilomètres à peine. Je n’ai pas envie d’accumuler des richesses, des objets, même technologiquement impeccables, qui au lieu de me libérer ne font que m’asservir encore plus aux géants financiers. Je préfère découper une pastèque et l’offrir généreusement, sans arrière-pensée, sans cupidité. La vie, simplement. Loin de l’économie, loin de la politique. 
Je me mets à rêver. A rêver d’une Ariane moderne qui grâce à son fil magique, ferait sortir la Grèce du labyrinthe infernal où elle se retrouve aujourd’hui. A ramer à contre courant de ses idées, de ses volontés, de ses espoirs en une autre manière de voir la vie. C’est de l’utopie ? Sauf si la Grèce se relève. Sauf si elle réussit ce tour de force de se relever malgré les autres. Sauf si l’Europe se rend compte qu’elle part dans le mauvais sens et qu’elle change de cap. On peut rêver.


PHOTO LOUISA GOULIAMAKI/AFP

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