1- la photo*
C’est une photo urbaine, en noir et blanc. A la
terrasse d’un café, parisien peut-être, sûrement, 5 jeunes filles sont assises autour
de deux tables rondes de bistrot et tendent leurs visages aux premiers rayons
de soleil de l’été, soleil qui les chauffe sans danger. Deux d’entre elles ont
même allongé leurs jambes pour que chaque pouce de peau nue capte cette lumière
chaude. La rue est paisible, c’est l’heure creuse, l’heure de pause de ces
« demoiselles de magasin » qui profitent de ces minutes à elles,
avant de retourner travailler. On entend
le silence. Pas d’automobile, pas de klaxon qui hurle, même pas de piéton, seuls
les pieds d’une femme devant la vitrine de la Confiserie un peu plus loin
montrent que la ville est vivante, peuplée. On est dans les années soixante,
les femmes apprennent l’autonomie, la liberté, les choix. Sur la table de
bistrot, des coca-colas déjà, un sirop à l’eau ou qui sait, peut-être un pernod
et un sucrier verseur en verre, des carafes d’eau claire. Elles sont bien,
elles sont ensemble. On dirait des sœurs, une seule est blonde, les quatre
autres brunes. Toutes habillées de leur blouse sans manches, blouse de travail
légère et propre. Une seule est en chemisier blanc. Elles sont coiffeuses,
manucures ou vendeuses en pharmacie. Elles sont jeunes, la vie leur appartient.
On les laisse tranquilles, de l’intérieur du café sûrement on ne viendra pas
les déranger, on les connaît, ce sont des habituées.
2- l’histoire
C’est l’histoire de Martine, celle qui est sérieuse, toujours
à l’heure, celle qui ouvre le magasin et souvent celle qui ferme le soir la
lourde grille en fer. Martine est celle qui a fait de vraies études de sténo
dactylo et un peu de comptabilité. Elle tient la caisse et tape le courrier des
patrons. Elle a aussi tapé le contrat de travail de chacune de ses amies,
employées comme elle chez Dalet, Confiseur depuis 1836. Elle sait aussi, comme
elles, servir de minuscules bonbons ou de grosses bouchées de chocolat, selon
les modes et les saisons. Mais la plupart du temps, elle se tient dans le petit
bureau de derrière, réservé au secrétariat de la Direction, avec une machine à
écrire et des dossiers, des meubles à tiroirs et celui qui ferme à clé. Elle
aime décorer la vitrine et sait trouver les bons mots pour vendre. Elle est
jeune, Martine, elle ne pense pas vraiment à l’avenir. Elle vit dans un
minuscule appartement au 8ème étage, pas très loin du Boulevard
Beaumarchais et laisse sa lucarne de toit ouverte, lorsqu’il fait beau comme
aujourd’hui. Elle ne songe pas à se marier, ni aux enfants qu’elle pourrait
avoir plus tard. Elle veut profiter du présent et de sa liberté nouvellement
acquise. Elle ne sait pas que dans deux ans, la vague de révolte qui va jaillir
de La Sorbonne va l’entraîner elle aussi dans des grèves, des protestations,
des manifestations qui déboucheront sur d’autres conditions de travail, d’autres
voies qui vont s’ouvrir devant elle et ses amies. Elle saura en profiter et
attraper sa chance au vol. Elle ne finira pas sa vie dans l’arrière boutique
d’une confiserie parisienne, Martine, ça non. Elle sera créatrice d’une des
premières agences de publicité, au milieu des années 70 et saura dès le départ
trouver des slogans percutants pour chaque produit, pour chaque client, slogans
qui feront le succès de son agence des décennies durant.
* Doisneau - 1966
* Doisneau - 1966
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