mercredi 6 avril 2016

photo de famille






1-    la photo*

C’est une photo urbaine, en noir et blanc. A la terrasse d’un café, parisien peut-être, sûrement, 5 jeunes filles sont assises autour de deux tables rondes de bistrot et tendent leurs visages aux premiers rayons de soleil de l’été, soleil qui les chauffe sans danger. Deux d’entre elles ont même allongé leurs jambes pour que chaque pouce de peau nue capte cette lumière chaude. La rue est paisible, c’est l’heure creuse, l’heure de pause de ces « demoiselles de magasin » qui profitent de ces minutes à elles, avant de retourner travailler.  On entend le silence. Pas d’automobile, pas de klaxon qui hurle, même pas de piéton, seuls les pieds d’une femme devant la vitrine de la Confiserie un peu plus loin montrent que la ville est vivante, peuplée. On est dans les années soixante, les femmes apprennent l’autonomie, la liberté, les choix. Sur la table de bistrot, des coca-colas déjà, un sirop à l’eau ou qui sait, peut-être un pernod et un sucrier verseur en verre, des carafes d’eau claire. Elles sont bien, elles sont ensemble. On dirait des sœurs, une seule est blonde, les quatre autres brunes. Toutes habillées de leur blouse sans manches, blouse de travail légère et propre. Une seule est en chemisier blanc. Elles sont coiffeuses, manucures ou vendeuses en pharmacie. Elles sont jeunes, la vie leur appartient. On les laisse tranquilles, de l’intérieur du café sûrement on ne viendra pas les déranger, on les connaît, ce sont des habituées.

2-    l’histoire

C’est l’histoire de Martine, celle qui est sérieuse, toujours à l’heure, celle qui ouvre le magasin et souvent celle qui ferme le soir la lourde grille en fer. Martine est celle qui a fait de vraies études de sténo dactylo et un peu de comptabilité. Elle tient la caisse et tape le courrier des patrons. Elle a aussi tapé le contrat de travail de chacune de ses amies, employées comme elle chez Dalet, Confiseur depuis 1836. Elle sait aussi, comme elles, servir de minuscules bonbons ou de grosses bouchées de chocolat, selon les modes et les saisons. Mais la plupart du temps, elle se tient dans le petit bureau de derrière, réservé au secrétariat de la Direction, avec une machine à écrire et des dossiers, des meubles à tiroirs et celui qui ferme à clé. Elle aime décorer la vitrine et sait trouver les bons mots pour vendre. Elle est jeune, Martine, elle ne pense pas vraiment à l’avenir. Elle vit dans un minuscule appartement au 8ème étage, pas très loin du Boulevard Beaumarchais et laisse sa lucarne de toit ouverte, lorsqu’il fait beau comme aujourd’hui. Elle ne songe pas à se marier, ni aux enfants qu’elle pourrait avoir plus tard. Elle veut profiter du présent et de sa liberté nouvellement acquise. Elle ne sait pas que dans deux ans, la vague de révolte qui va jaillir de La Sorbonne va l’entraîner elle aussi dans des grèves, des protestations, des manifestations qui déboucheront sur d’autres conditions de travail, d’autres voies qui vont s’ouvrir devant elle et ses amies. Elle saura en profiter et attraper sa chance au vol. Elle ne finira pas sa vie dans l’arrière boutique d’une confiserie parisienne, Martine, ça non. Elle sera créatrice d’une des premières agences de publicité, au milieu des années 70 et saura dès le départ trouver des slogans percutants pour chaque produit, pour chaque client, slogans qui feront le succès de son agence des décennies durant.

* Doisneau - 1966

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