vendredi 23 juin 2017

L'épure


C’est l’histoire d’une note. Une seule. Qui a suffi à me rendre la vie impossible. Oh, sûrement j’aurais pu me défendre, comme Mozart lorsque l’Empereur lui a reproché d’avoir mis trop de notes dans l’un de ses opéras. J’aurais pu dire que toute note est un bruit aléatoire et que la mienne en valait bien une autre. Mais je ne suis pas Mozart et je n’ai pas grande opinion de moi. C’est vrai, je l’ai faite, cette note un tout petit peu inopinée, incongrue, un tout petit peu trop dansante. Elle est sortie de ma clarinette quand il ne fallait pas et le silence s’est fait, le chef d’orchestre a posé sa baguette sur la partition et a croisé les bras. J’ai su alors que je devais me lever et partir. En silence. Sans faire une note de plus. Sans dire un mot. Pas un seul des musiciens n’a élevé la moindre protestation quand je suis passé entre les chaises. On était pourtant en formation philharmonique, au moins quatre-vingt au total, dont deux qui étaient sensés être représentants du personnel depuis les dernières élections syndicales. M’ont même pas regardé lorsque j’ai quitté les rangs. C’est vrai que j’étais pas complètement intégré, simple contractuel, en surplus, en sursis, en surnombre. Un de ceux qu’on appelle pour un remplacement, une absence non programmée. J’étais pas défendable, pas syndiqué, un pion dans un jeu de dupes. Et puis ça ne faisait pas assez longtemps que j’étais arrivé. D’ailleurs, on ne m’avait rien promis. J’avais tout de suite senti que dans cette formation historique, légendaire, un petit clarinettiste sorti d’un Conservatoire de province ne trouverait pas sa place. Tout y était empesé, immobile, immuable, pour tout dire pathétique. Je suis sorti de la répétition et je me suis retrouvé dans la rue, presque à la rue, à me balader dans le quartier des répétitions, 4ème arrondissement de Paris. Je pensais bien qu’un truc comme ça allait me coller à la peau pendant un moment. Même en faisant attention, je ne pourrai pas éviter qu’en filigrane de mon curriculum vitae apparaisse la mention infamante. Celui qui fait des écarts incongrus durant les répétitions classiques. Celui sur lequel on ne peut pas compter. Celui qui n’est pas fiable. Celui qui fait trembler pendant les solos de clarinette, parce qu’on n’est pas sûr de ce qui va sortir de son instrument. J’aurais peut-être eu une chance en postulant à l’orchestre de la Garde Républicaine, il paraît que le recrutement se fait à l’écoute, anonyme, derrière un rideau. Pas de piston, pas de favoritisme. Mais bon, il fallait quand même passer par la case Gendarmerie et c’était pas mon truc non plus. Et une fois là-dedans, pas moyen d’en sortir. Alors valait mieux s’abstenir. Donc en sortant de la salle de répétition, je me suis baladé dans les rues, mon étui à la main. Il faisait presque beau. Je ne sais pas pourquoi, une nouvelle de Simenon me trottait dans la tête, sans que j‘arrive à en retrouver le titre exact. Je l’avais lu quelques semaines auparavant seulement. Une sale histoire, d’un magicien qui court le cacheton et ne s’en sort pas. Une descente aux enfers. Prémonitoire, qui sait ? Moi aussi j’allais commencer à courir le cacheton pour arriver à gagner mon pain par intermittence. Et contrairement au magicien, je n’avais pas de femme à la maison qui aurait pu m’aider à supporter le fardeau. La vie d’un musicien n’est pas partageable. Des horaires atypiques, aucun week-end de libre, des tournées à l’étranger ou en province. Pour peu qu’on ne soit pas titulaire d’un poste, comme c’était mon cas, déménagement régulier dans les villes qui ont de grandes formations, suffisamment dimensionnées pour y faire des remplacements, des vacations. Y compris à l’international. Compliqué de fonder un foyer, faire des enfants, se stabiliser. Sans compter la problématique de trouver un appartement avec des voisins susceptibles de supporter des répétitions à longueur de journée. Faut pas croire, ça use, même quand on est amateur de musique. Ce qui fait que j’étais tout seul, dans la rue, avec rien d’autre à faire qu’à me balader et trouver une issue.
Paris est une ville magique pour y faire des rencontres. J’étais là, entrain de marcher sans but, m’arrêtant de temps en temps pour masquer mon désœuvrement devant des vitrines insipides juste pour m’occuper l’esprit, qui vagabondait sur d’autres planètes. A force de m’arrêter devant ces vitrines que je ne regardais pas, j’ai eu tout d’un coup l’impression que quelqu’un me suivait, en arrière-plan. Une ombre était toujours derrière moi, sur l’autre trottoir, où que j’aille. D’un seul coup mon coeur s’est emballé et j’ai échafaudé mille scénarios, tous plus farfelus les uns que les autres. Qui donc pouvait avoir envoyé un espion sur mes talons ? Etait-ce un sbire envoyé par le chef d’orchestre, bourré de remords a posteriori ? Bon, c’était du rêve… Après plusieurs vérifications, j’ai eu la certitude que mon suiveur incertain était bien là pour moi. Comme il ne pouvait s’agir en aucun cas d’un mari jaloux, il ne me restait qu’une solution : m’arrêter dans un café, à une terrasse et laisser venir le poisson au bout de la ligne. C’est ce que j’ai fait. Je me suis installé bien en vue et j’ai étalé une partition devant moi, pour faire semblant de m’y plonger, afin de ne rien laisser paraître. Il m’a fallu être un peu patient. Mais au bout du compte, ça a payé : l’homme s’est approché, et lorsqu’il est arrivé à ma table, je l’ai regardé bien en face : lèvres minces, cheveux un peu filasses, regard fiévreux. Il m’a dit sans se présenter : « Vous aimez ce que vous faites ? » Un peu interloqué, inquiet et pour tout dire ébranlé, j’ai répondu :
- Euh, non, pas particulièrement en ce moment. Mais je ne sais rien faire d’autre.
- Vous croyez ? J’étais là, tout à l’heure, à la répétition. J’étais là quand cette note fabuleuse est sortie de votre clarinette. Tellement inattendue, mais tellement, en même temps, inévitable ! Elle représente, elle porte tant de choses ! Si vous saviez !
Je ne savais pas, non. Mais il a continué, avec son léger accent américain :
- Je n’aime pas particulièrement le son de la clarinette. Trop proche de la voix humaine, trop proche de l’humain, de l’humanité. Mais j’aime toutes ses possibilités de discordance. Et les notes discordantes sont si proches de celles que le public est habitué à entendre, à attendre ! Comme dans la vie, exactement : soit vous êtes dans la conformité, soit vous êtes mis au ban de la société, pour discordance, pour mouvements erratiques ! Vous êtes suspect, car inattendu ! C’est ça que j’ai aimé tout à l’heure. Cette spontanéité, ces aveux inattendus… en tout cas par votre chef d’orchestre !
Nous avons ri, tous les deux.
Ensuite, tout a été très vite. Nous avons longuement conversé. Assis à la terrasse du café, au milieu des annonces de commandes au bar gueulées fort par le garçon, des klaxons d’automobiles qui s’impatientaient au feu rouge. Entendions-nous les claquements des talons aiguilles portés par les femmes qui passaient, les cris des enfants qui sortaient de l’école et rentraient chez eux, joyeux ? J’avais oublié ma répétition manquée, j’avais oublié ma sortie honteuse, mes perspectives sombres de trouver un autre travail. Je buvais ses paroles, à cet ami américain qui ne parlait jamais de lui mais de notes, ces notes qu’il voulait dansantes, qu’il espérait d’avant-garde, hasardeuses, expérimentales, aléatoires. Il était prêt à tout. A tout essayer, avec tout et n’importe qui. Donc le hasard qui l’avait fait tomber sur moi était pour lui une bénédiction. Il pensait que c’était ça la clef du futur de la musique : que le public assiste toujours à un concert inattendu. Qu’il se déplace sans jamais savoir ce qu’il allait entendre, ce à quoi il allait assister. Mais s’il part au beau milieu, lui disais-je ? « Peu m’importe, rétorquait-il, je veux du naturel ou rien. On n’a rien à attendre des notes préméditées».
Des perspectives nouvelles s’ouvraient devant moi, même si je n’arrivais pas à cerner lesquelles. Je sentais confusément que ça n’allait pas être simple, mais que finalement ce ne serait peut-être pas pire que tout ce que j’avais vécu jusque là. C’était reposant et exaltant à la fois.
Ce n’est qu’à la tombée de la nuit que la conversation a commencé à s’espacer. Petit à petit, nous redevenions deux individus avec deux histoires différentes, deux trajectoires divergentes qui se rejoignaient en un seul point : la musique. Nos deux existences redevenaient épaisses, ennuyeuses, humaines finalement. Les yeux de mon interlocuteur commençaient à perdre leur éclat un peu fou et la fatigue se ressentait dans les bribes de phrases, de mots que nous laissions encore échapper.
Au final, il s’est levé, un peu gauchement, m’a dit bonsoir  :
- C’était délicieux de vous rencontrer. Je n’ai plus de doute sur votre avenir, ni le mien. J’espère vraiment que nous pourrons faire de grandes choses ensemble. Je voudrais pouvoir vous montrer, vous convaincre. Etes-vous libre demain après-midi ?
Je souris. Du temps libre, c’est tout ce qu’il me restait.
- Venez avec moi, nous irons voir les répétitions d’un ami danseur. Il est en résidence dans les environs de Paris. C’est inouï les possibilités offertes par les vibrations d’un tel corps qui bouge. La danse, c’est la musique.
J’acquiesçai. J’aurais fait n’importe quoi pour croire en tout ce que cet homme-là disait. Il m’a tendu la main, sans que je puisse quitter son regard des yeux. Timidement, je lui demandai son nom, pour ne pas complètement le perdre, pour pouvoir toujours le retrouver après qu’il m’ait quitté.
- John Cage. Compositeur de bruits.


composé pour le concours de nouvelles Les Apaméennes du livre - 2017

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