C’est
l’histoire d’une note. Une seule. Qui a suffi à me rendre la vie
impossible. Oh, sûrement
j’aurais pu me défendre, comme Mozart lorsque
l’Empereur lui a
reproché d’avoir mis trop de notes dans l’un de ses opéras.
J’aurais pu dire que
toute note est un bruit aléatoire et que la mienne en valait bien
une autre. Mais je ne
suis pas Mozart et je n’ai pas grande opinion de moi. C’est
vrai, je l’ai faite,
cette note un tout petit
peu inopinée,
incongrue, un tout petit
peu trop dansante. Elle
est sortie
de ma clarinette quand
il ne fallait pas et le
silence s’est fait, le chef d’orchestre a posé sa baguette sur
la partition et a croisé les bras. J’ai
su alors que
je devais me lever et partir. En silence. Sans faire une note de
plus. Sans dire un mot.
Pas un seul des
musiciens n’a élevé la moindre protestation quand
je suis passé entre les
chaises. On était
pourtant en formation philharmonique,
au moins quatre-vingt au
total, dont deux qui
étaient sensés être
représentants
du personnel depuis
les
dernières élections syndicales. M’ont
même pas regardé lorsque j’ai quitté les rangs. C’est
vrai que j’étais pas complètement intégré, simple contractuel,
en surplus, en sursis, en surnombre. Un de ceux qu’on appelle pour
un remplacement, une absence non programmée. J’étais pas
défendable, pas syndiqué, un pion dans un jeu de dupes. Et
puis ça ne faisait
pas assez longtemps que j’étais arrivé. D’ailleurs, on ne
m’avait rien promis. J’avais tout de suite senti que
dans cette formation
historique, légendaire,
un petit clarinettiste sorti d’un Conservatoire de province ne
trouverait pas sa place. Tout y était empesé, immobile, immuable,
pour tout dire pathétique. Je
suis sorti de la répétition et je me suis retrouvé dans la rue,
presque
à la rue, à me balader
dans le quartier des répétitions, 4ème arrondissement de Paris.
Je pensais bien qu’un
truc comme ça allait me coller à la peau pendant un moment. Même
en faisant attention, je ne pourrai pas éviter qu’en filigrane de
mon curriculum vitae
apparaisse la
mention infamante. Celui qui fait des écarts
incongrus
durant les répétitions
classiques.
Celui sur lequel on ne peut pas compter. Celui qui n’est pas
fiable. Celui qui fait trembler pendant les solos de clarinette,
parce qu’on n’est
pas sûr de ce qui va
sortir de son instrument. J’aurais
peut-être eu une
chance en postulant à l’orchestre de la Garde Républicaine, il
paraît que le recrutement se fait à l’écoute, anonyme,
derrière un rideau. Pas
de piston, pas de favoritisme. Mais bon, il fallait quand même
passer par la case Gendarmerie et c’était pas mon truc non
plus. Et une fois
là-dedans, pas moyen d’en sortir. Alors
valait mieux s’abstenir.
Donc en
sortant de la salle de répétition,
je me suis baladé dans les rues, mon étui à la main. Il faisait
presque beau. Je ne sais pas pourquoi, une nouvelle de Simenon me
trottait dans la tête, sans que j‘arrive à en
retrouver le titre
exact. Je l’avais lu
quelques semaines auparavant seulement. Une
sale
histoire, d’un magicien qui court le cacheton et ne s’en sort
pas. Une descente aux enfers. Prémonitoire,
qui sait ? Moi aussi j’allais commencer à courir le cacheton
pour
arriver à gagner mon pain par intermittence. Et contrairement
au magicien, je n’avais
pas de
femme à la maison qui aurait pu m’aider à supporter le fardeau.
La vie d’un musicien n’est
pas partageable. Des horaires atypiques, aucun week-end de libre, des
tournées à l’étranger ou en province. Pour
peu qu’on ne soit
pas titulaire d’un poste, comme c’était mon cas, déménagement
régulier dans les villes qui ont de grandes formations, suffisamment
dimensionnées pour y faire des remplacements, des
vacations. Y
compris à l’international.
Compliqué de fonder un
foyer, faire des enfants, se stabiliser. Sans compter la
problématique de trouver un appartement avec des voisins
susceptibles de supporter des répétitions à longueur de journée.
Faut pas croire, ça use, même quand on est amateur de
musique. Ce qui fait que j’étais tout seul, dans la rue, avec rien
d’autre à
faire qu’à me balader et trouver une issue.
Paris
est une ville magique pour y faire des rencontres. J’étais là,
entrain de marcher sans but, m’arrêtant de temps en temps pour
masquer mon désœuvrement devant des vitrines insipides juste pour
m’occuper l’esprit, qui vagabondait sur d’autres planètes. A
force de m’arrêter
devant
ces vitrines que je ne
regardais pas, j’ai eu
tout d’un coup l’impression que quelqu’un me suivait, en
arrière-plan. Une ombre
était toujours derrière moi, sur l’autre trottoir, où que
j’aille. D’un seul
coup mon coeur s’est emballé et j’ai échafaudé mille
scénarios, tous plus farfelus les uns que les autres. Qui
donc pouvait avoir envoyé un espion sur mes talons ? Etait-ce
un sbire envoyé
par le
chef d’orchestre, bourré de remords a posteriori ? Bon,
c’était du rêve… Après plusieurs vérifications, j’ai eu la
certitude que mon suiveur incertain
était bien là pour moi. Comme il ne pouvait s’agir
en aucun cas
d’un mari jaloux, il ne me restait qu’une solution :
m’arrêter dans un café, à une terrasse et laisser venir le
poisson au bout de la ligne. C’est
ce que j’ai fait. Je me suis installé bien en vue et j’ai étalé
une
partition devant moi, pour faire semblant de m’y plonger, afin de
ne rien laisser paraître. Il
m’a fallu être un peu patient. Mais au bout du compte, ça a
payé : l’homme s’est approché, et lorsqu’il est arrivé
à ma table, je l’ai regardé bien en face : lèvres minces,
cheveux un peu filasses, regard fiévreux. Il m’a dit sans se
présenter : « Vous aimez ce que vous faites ? »
Un peu interloqué,
inquiet et pour tout dire ébranlé, j’ai répondu :
-
Euh, non, pas particulièrement en ce moment. Mais je ne sais rien
faire d’autre.
-
Vous croyez ? J’étais là, tout à l’heure, à la
répétition. J’étais là quand cette note fabuleuse est sortie de
votre clarinette. Tellement inattendue, mais tellement, en
même temps, inévitable ! Elle
représente, elle porte tant de choses ! Si vous saviez !
Je
ne savais pas, non. Mais il a continué, avec
son léger accent américain :
-
Je n’aime pas particulièrement le son de la clarinette. Trop
proche de la voix humaine, trop proche de l’humain, de l’humanité.
Mais j’aime toutes ses possibilités de discordance.
Et les
notes discordantes sont
si proches de celles que
le public est habitué à entendre, à attendre ! Comme dans la
vie, exactement : soit vous êtes dans la conformité, soit vous
êtes mis au ban de la
société, pour discordance,
pour mouvements erratiques !
Vous êtes suspect, car inattendu ! C’est ça que j’ai aimé
tout à l’heure. Cette spontanéité, ces aveux inattendus… en
tout cas par votre chef d’orchestre !
Nous
avons ri, tous les deux.
Ensuite,
tout a été très vite. Nous avons longuement conversé. Assis
à la terrasse du café,
au milieu des annonces de commandes au bar gueulées fort par le
garçon, des klaxons d’automobiles qui s’impatientaient au feu
rouge. Entendions-nous
les claquements des
talons aiguilles
portés par les femmes qui passaient, les
cris des enfants qui sortaient de l’école et rentraient chez eux,
joyeux ? J’avais
oublié ma répétition manquée, j’avais oublié ma sortie
honteuse, mes perspectives sombres de trouver un autre
travail. Je
buvais ses paroles, à cet ami américain qui ne parlait jamais de
lui mais de notes, ces notes qu’il voulait dansantes, qu’il
espérait d’avant-garde, hasardeuses, expérimentales, aléatoires.
Il était prêt à tout. A tout essayer, avec tout et n’importe
qui. Donc le hasard qui l’avait fait tomber sur moi était pour lui
une bénédiction. Il pensait que c’était ça la clef du
futur de la musique :
que le public assiste toujours
à un concert inattendu.
Qu’il se déplace sans jamais
savoir ce qu’il allait
entendre, ce à quoi il allait assister. Mais s’il part au beau
milieu, lui disais-je ? « Peu m’importe, rétorquait-il,
je veux du naturel ou rien. On
n’a rien à attendre des notes préméditées».
Des
perspectives nouvelles s’ouvraient devant moi, même si je
n’arrivais pas à cerner lesquelles. Je sentais confusément que ça
n’allait pas être simple, mais que finalement ce ne serait
peut-être pas pire que tout ce que j’avais vécu jusque là.
C’était reposant et exaltant à la fois.
Ce
n’est qu’à la tombée de la nuit que la conversation a commencé
à s’espacer. Petit à petit, nous redevenions deux individus avec
deux histoires différentes, deux trajectoires divergentes qui se
rejoignaient en un seul point : la musique. Nos deux existences
redevenaient épaisses, ennuyeuses, humaines finalement. Les yeux de
mon interlocuteur commençaient à perdre leur éclat un peu fou et
la fatigue se ressentait dans les bribes de phrases, de mots que nous
laissions encore échapper.
Au
final, il s’est levé, un peu gauchement, m’a dit bonsoir :
-
C’était délicieux de vous rencontrer. Je n’ai plus de doute sur
votre avenir, ni le mien. J’espère vraiment que nous pourrons
faire de grandes choses ensemble. Je voudrais pouvoir vous montrer,
vous convaincre. Etes-vous libre demain après-midi ?
Je
souris. Du temps libre, c’est tout ce qu’il me restait.
-
Venez avec moi, nous irons voir les répétitions d’un ami danseur.
Il est en résidence dans les environs de Paris. C’est inouï les
possibilités offertes par les vibrations d’un tel corps qui bouge.
La danse, c’est la musique.
J’acquiesçai.
J’aurais fait n’importe quoi pour croire en tout ce que cet
homme-là disait. Il m’a tendu la main, sans que je puisse quitter
son regard des yeux. Timidement, je lui demandai son nom, pour ne pas
complètement le perdre, pour pouvoir toujours le retrouver après
qu’il m’ait quitté.
-
John Cage. Compositeur de bruits.
composé pour le concours de nouvelles Les Apaméennes du livre - 2017
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