- Mais
sacrebleu, pourquoi ne se passe-t-il jamais rien ici ? Avec tout ce qu’il
y a autour, ça devrait pourtant l’faire, tu trouves pas Raoul ?
Raoul
enfournait sa 3ème part de pizza dégoulinante et ne pouvait répondre
que par des grognements. Raoul était mon coéquipier habituel, on se connaissait
bien.
Je
me suis mis à brailler, en scandant mes phrases avec de grands gestes. Raoul a
ouvert les vitres de la voiture banalisée.
- Sur
ma gauche, devant nous, la piscine olympique et municipale ! Un peu
vieillissante, certes, mais qui a repris du poil de la bête et même doublé sa
fréquentation depuis… Depuis que, après travaux, son système de chauffage est
alimenté via l’énergie produite par les fumées du crématorium voisin, municipal
lui aussi ! Bref, il faut désormais descendre pour nager dans le grand
bassin…
Raoul
grognait de plus en plus mais je ne savais pas identifier si c’était de
mécontentement ou si ses gloussements exprimaient plutôt une jubilation
secrète.
- Derrière
nous, toujours sur la gauche, un hôtel dénommé Excelsior mais avec 1
étoile ! C’est pas le Sofitel de New-York mais on en voit de belles quand
même, s’pas Raoul, qu’on en a vu de belles, sortir de c’t’hôtel ?
Raoul
cette fois acquiesçait, quoiqu’en silence. C’était pas un beau parleur comme
moi, Raoul. Tant mieux, j’avais juste besoin d’un public acquis.
- Pour
continuer sur ce carrefour idéal, à droite, la rue des Abbesses la mal nommée.
Depuis la loi de 2003, c’est le théâtre de la prostitution « en
chambre », avec une femme posée à chaque rebord de fenêtre du
rez-de-chaussée, poitrine largement découverte. Il suffit de sonner et on vous
ouvre de suite en fermant la fenêtre. Y en a qui referment même pas leur
braguette en sortant de la piscine. Et pour finir, juste en face, je vous le
donne en mille : l’Espace du Judaïsme, ouvert à un public choisi, posé,
masculin et studieux.
Je
suis resté silencieux une seconde.
- Si
avec tout ça, ça pète pas, j’y comprends rien.
Il
était 10h du matin, samedi. Nos chefs savaient qu’il allait se passer quelque
chose, à coup sûr, ça faisait déjà une semaine qu’on « planquait »
toute la nuit, jusqu'au lendemain midi. On n‘avait rien vu à part la vache
volée par Dédé. Sa camionnette était passée lentement devant nous, il nous
avait fait un petit signe de la main. On n’avait pas bougé. La queue de la
vache dépassait un peu à l’arrière, mais il était 4h du matin.
On
avait été prévenu la veille. Dédé allait « emprunter » l’une des
vaches de la Cow Parade, qui venait à peine de commencer. Il allait prendre la
vache verte, celle debout sur quatre tomes bien rondes, celle dédiée au Cantal,
le département d’origine de sa femme Yvette. Celle-ci était clouée dans un
fauteuil depuis son suicide manqué : elle avait tenté de se jeter avec sa
voiture dans un ravin, mais elle avait toujours été mauvaise conductrice et ça
s’était vérifié une fois encore.
Depuis,
Dédé la bichonnait et comme il n’était plus possible d’aller le week-end se
balader dans le Cantal, il avait demandé la permission d’amener le Cantal chez lui,
une nuit, juste pour voir l’effet que produirait son cadeau surprise dans les
yeux d’Yvette. Le chef avait dit oui à une seule condition : qu’il ramène
la vache 24h après, exactement à la même place. Et que personne ne moufte.
Personne n’avait moufté. Y a pas que chez les ingénieurs que le corporatisme
existe. La camionnette avait traversé de nuit, deux fois, toute la ville en silence. Ni les
plantons ni les contrôles caméras n’avaient rien vu. C’est beau la solidarité.
Tous
les journaux en avaient fait leur « une » le lendemain et les vaches
décorées de mille manières et de mille couleurs avaient alors été rapatriées au
Jardin des Plantes, en troupeau. Le jardin était fermé la nuit et durant la
journée, ni les mioches accrochés au manège, ni les joggers, ipod scotché à
l’oreille, n’allaient vouloir voler une vache de plusieurs quintaux. Et puis
les journaux avaient oublié, surtout lorsque la vache était revenue toute
seule, 24h après avoir été volée, à la même place, sans que nul n’y comprenne
goutte.
Soudain,
ils sont arrivés. Ce n’était pas les lève-tôt habituels, premiers réveillés,
premiers à se tremper dans l’eau des morts, 27°, correct. C’était pas non plus
ceux de la rue aux putes, quoique… on sait jamais, ces oiseaux-là, c’est très
volatil.
Non,
c’était des manifestants, une petite centaine quand même avec des pancartes et
tout, plutôt tranquilles. Vous savez ces manifs de vieux comme on en a tant vu
pour les retraites. Des manifs calmes, sans jeunes, des gens qui manifestaient
gentiment leur réprobation et saluaient poliment les CRS au passage, mains dans
les poches, tranquilles.
Ils
se sont massés devant l’entrée de la piscine, sur les marches et ont d’abord
attendu que chacun trouve sa place. Y avait quand même un meneur, enfin, un
chef de file qui, après avoir parlementé un moment avec le journaliste de La
Dépêche, a pris enfin la parole pour rappeler ce pourquoi ils étaient là.
Pendant son petit discours, quelques pancartes timides se sont levées enfin. Je
suis sorti de la voiture pour regarder de plus près.
Les cendres de mon père ont servi à chauffer
cette piscine,
Monsieur le Maire, ai-je droit à une entrée
gratuite ?
- Pas
mal, pensais-je mais bon, personne n’a rien dit quand l’énergie produite par
les déchets ménagers dans le centre d’incinération a servi à chauffer tous les
logements sociaux de la périphérie…
Pour
l’instant, c’était encore calme. Les catholiques intégristes, majoritaires,
savaient donc râler en silence. J’ai failli appeler du renfort quand les écolos
ont débouché par derrière. Je me suis ravisé quand j’ai lu leurs
pancartes :
Ni incinération Ni nucléaire
Energie positive et verte
Monsieur le Maire
Choisissez de nager en eau froide
Plutôt qu’en eau trouble
Ca
commençait à bourdonner quand même sacrément fort et certains adeptes du crawl
devaient jouer des coudes pour entrer. Ils en profitaient pour dire tout bas
des choses du genre : « puisqu’on
prélève bien des organes sur les gens décédés, pourquoi leurs cendres ne
serait-elles pas réutilisées également ? »
Certains
scientifiques essayaient d’expliquer que seule l’énergie était réutilisée et
que l’objet incinéré n’avait en fait aucune espèce d’importance. Leurs propos
étaient couverts par des exclamations outrées. On ne badine pas avec le mort.
Raoul
me tapait sur l’épaule en me montrant du doigt la grille de l’Espace du
Judaïsme, derrière laquelle se massait une dizaine de rabbins en habit. Il en a
profité pour grogner en regardant par en dessous les bousculades entre
manifestants : « On ne sait pas si
les gens viennent à la piscine pour y trouver un peu de chaleur humaine ou quoi. ».
J’ai
senti comme un malaise quand le plus vieux d’entre eux, voûté, chapeauté,
natté, s’est approché lentement du meneur de manif pour lui parler.
J’essayais
de les surveiller attentivement mais au bout de quelques minutes, ils ont fini
par se donner une accolade. Le catho a pris son mégaphone :
- Chers
volontaires ! Mon ami le grand rabbin vient de m’éclairer sur le soutien
sans faille de la communauté juive. La religion juive interdit toute crémation
après la mort, vous pensez donc comme ils souffrent d’avoir leur siège en face
de cet équipement municipal honni. Nous sommes donc nombreux dans cette
lutte ! Nous le serons encore plus samedi prochain, je vous le
promets !
Allons
bon, me dis-je, va falloir revenir.
La
semaine suivante, la piscine était fermée au public, pour cause de compétition.
Il allait donc y avoir du sport.
***
Il
faisait un peu froid, ce dimanche matin, sur la place de la piscine désormais
vide. Les petites arroseuses nettoyeuses municipales tournoyaient en bruissant
tout au long des rues avoisinantes.
Avec
leurs imperméables, on reconnaissait les journalistes en quête d’informations.
En quête de quelqu’un qui aurait vu quelque chose et qui serait indemne. Et
prêt à parler, pour rien.
Lorsqu’elle
est sortie du Foyer des petites sœurs des pauvres, toute menue, presque
fragile, la meute lui est tombée dessus, micros branchés :
- Madame,
madame ! S’il vous plaît ! Avez-vous vu les manifestants
d’hier ? Ils étaient nombreux ?
- Mais
bien sûr que j’les ai vus, tous, tous, j’pouvais presque les compter, de ma
fenêtre ! Des milliers, qu’ils étaient, vous pouvez l’écrire dans votre
canard. Ca grouillait de partout, j’avais jamais vu ça. D’habitude, la rue est
plutôt tranquille. Avec mes copines de la rue des Abbesses, dans leurs moments
creux, on arrive même à s’faire un p’tit goûter. Moi j’y travaille plus depuis
déjà 4 ans, j’crèche dans c’foyer et j’ai plus grand-chose à faire. J’m’amuse à
regarder les gens, c’est la vie, quoi.
Le
journaliste le plus proche l’a recadrée tout de suite en lui posant une autre
question.
- Lesquels
sont arrivés en premier ? Bah, c’est les Verts, les écolos, toujours prêts
à gueuler, ceux-là. J’étais aux premières loges et j’les ai vus comme je vous
vois. Les p’tits jeunes, les « Camille » comme ils s’appellent, à
peine expulsés de Notre Dame des Landes, ils ont débarqués ici, avec tout leur
barda. Les flics étaient déjà postés partout. On s’connaît bien, y en a qui se
rappellent à mon bon souvenir. Les cathos, eux, sont arrivés en dernier. Z’ont
dû aller à la première messe. Eux
étaient beaucoup moins débraillés, ça faisait drôle de voir s’acoquiner tout
c’beau monde, ils allaient pas vraiment ensemble. Mais faut pas croire, y avait
aussi d’autres gens, des gens de tous bords. Y en avait sans pancartes, ni Dieu
ni Maître, les mains dans les poches, j’sais pas s’ils avaient vraiment un avis
ou si c’était juste pour râler contre Monsieur le Maire. L’est pas aimé,
çui-là, c’est moi qui vous le dis, il a du mouron à s’faire.
Les
micros se sont rapprochés. Puisqu’on parlait du Maire, ça commençait à devenir
intéressant. Mais la petite vieille suivait son idée.
- Cette
manif, elle était plutôt réussie, si vous voulez mon avis. En tout cas jusqu’au
moment où les autres sont arrivés. Parce-que là, évidemment tout a capoté. Les
jeunes Camille, eux, y z’ont l’habitude de s’battre, mais les cathos, pour tout
vous dire, ils sont trop mous. Y tendent la joue gauche et tout et tout. Alors
contre les gros bras des syndiqués CGT venus défendre leur outil de travail,
ils avaient aucune chance. Les flics ont pas trop fait d’zèle. Les cathos non
plus, sont pas aimés.
Un
journaliste a ramassé une pancarte démantibulée qui traînait encore dans le
caniveau. Après y avoir jeté un œil, il l’a levée pour que tous la
regardent :
Non au Démantèlement du Service Public
Soutien aux travailleurs du Crématorium
Un Outil au service de Tous
Un jour ou l’autre
Le
témoin en a profité pour continuer :
- Les
pancartes, elles servaient à taper les uns ou les autres, les banderoles
étaient piétinées. On apercevait juste les brassards rouges des cégétistes. Les
équipes sportives, venues pour la compet, se sont prises au jeu. Faut dire qu’à
eux aussi on leur volait leur outil de travail, vu qu’ils étaient pas arrivés à
entrer dans la piscine. Ils n’étaient pas contents, ça s’comprend. Et puis eux
n’en ont rien à faire de ce qui sert à chauffer leur chlore habituel. De toutes
manières, comme je vous l’ai dit, on pouvait plus savoir qui pensait quoi et à
mon avis, ça n’avait plus vraiment d’importance. Ils se battaient, c’est tout ce qui comptait. On a commencé à
entendre les sirènes de police mais elles s’arrêtaient loin de la meute. Les
rabbins derrière la grille hésitaient à l’entrouvrir pour faire passer les
blessés. Les rideaux de l’Excelsior bougeaient un peu. Personne n’en est sorti.
Mes copines de la rue des Abbesses, toujours grand cœur, en ont fait rentrer
quelques uns. C’était un vrai capharnaüm, mais j’étais contente, j’aime bien
quand y a d’la vie, quand ça bouge.
« Mais
comment ça s’est fini ? » a crié une jeune stagiaire à lunettes qui
grelottait et voulait partir. Elle n’avait qu’un calepin et prenait des notes.
- Ben,
quand les gaz lacrymo ont fait leur office, la messe était dite. Seuls les
blessés sont restés, les autres ont filé. Des ambulanciers en masque à gaz sont
venus ramasser les corps, les flics ont chopé quelques Camille restés assis par
terre, ils ont pas touché aux gros bras. Z’étaient p’t’être syndiqués, eux
aussi. Y a pas que chez les ingénieurs que le corporatisme existe. La fête
était finie. Je suis descendue à la cuisine collective me préparer à manger.
La
nuée s’est éparpillée d’un seul coup. Devaient estimer qu’ils avaient assez de
matière pour écrire leur papier. La petite vieille a haussé les épaules et
s’est dirigée vers la bouche de métro la plus proche.
***
La
Dépêche – lundi 3 décembre 2012 – Ville centre
Une
manifestation a réuni samedi matin quelques 3000 personnes venues protester
contre la décision du Conseil Municipal, très controversée bien qu’adoptée à
une large majorité, d’alimenter le système de chauffage de la piscine
municipale par l’énergie produite par le crématorium voisin. Il y a eu des
échauffourées assez violentes et une trentaine de blessés ont dû être
transportés à l’hôpital le plus proche. Les forces de l’ordre ont procédé à des
arrestations.
Jean-Marc
Ivolun, Maire de la commune, a fait une déclaration dans la soirée :
«Ces comportements d’une rare violence sont inacceptables. La décision de
la majorité municipale est légitime et je n’accepterai pas que des groupuscules
extrémistes, de quelque bord qu’ils soient, viennent perturber le
fonctionnement de la démocratie représentative. Cette décision correspond
parfaitement aux attentes et au bien-être des administrés. Il s’agit d’une
innovation en matière d’énergie qui génère naturellement un développement
économique et participe à la création d'emploi, immédiate ou future».
Nous
ajoutons en conclusion qu’aucune date n’a été déposée en préfecture, à notre
connaissance, pour une prochaine manifestation.
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