dimanche 8 septembre 2013

La botaniste et Zeus


On raconte que j’ai été élevé sur cette montagne, sèche, rocailleuse et aride, autour d’une sorte de grotte difficile d’accès. C’est en tout cas ce que croient les prêts à tout, surtout à clamer haut et fort qu’ils ont gravi le millier de mètres de la « Zas mountain », en suivant un sentier de cailloux sous un soleil de plomb. Les autochtones les regardent d’un œil atone, incrédule ou malicieux selon leur degré de proximité avec cette nature qui les entoure. Les moutons et les chèvres n’en croient pas leurs oreilles et continuent leur propre cheminement le long des murets en pierre, bâtis par leurs bergers et qui font comme des guirlandes accrochées au flanc des collines, comme un immense canevas vert et ocre.
 Moi, je me garde bien d’émettre le moindre avis. Avec ou sans eux, je m’étire le long des versants ensoleillés, je les parcoure en tout sens, reniflant les dos des bêtes à corne ou à laine. Je me laisse guider par les papillons, je regarde détaler les lapereaux à chaque son de cloche. Je redécouvre chaque jour toutes les sentes qui pourtant m’ont vu grandir, je continue à chercher en vain le moindre méandre de ru minuscule ou invisible.
Je sais que les richesses de cette montagne sont souterraines et indestructibles, même s’il suffirait de peu pour que cette terre redevienne désertique, abandonnée, dépeuplée. C’est déjà ce qui est arrivé il y a quelques milliers d’années, bien après la disparition d’Ariane et de ses rires enfantins, lorsqu’elle faisait semblant d’être effarouchée par les assiduités de ce grand vagabond brun. 

Barbu bouclé, mon deux fois fils, voyageur infatigable et amoureux, qui a réussi à lui faire oublier cet autre prêt à tout, surtout à repartir encore à la conquête d’autre chose, plus loin. Le barbu a emporté Ariane et avec elle la joie de vivre de cette île. La joie de vivre, une des seules choses que les humains consentent encore à concéder au grand barbu bouclé, lorsqu’ils s’enivrent à sa gloire. Pour moi et tous les autres, il ne reste que pierres, ruines et oubli.
Je reviens donc sans cesse à cette île et sa montagne dont j’ai la nostalgie. Trop sans doute. Mais le reste du monde n’est que bruit et fureur, que je ne comprends plus. Les terres voisines sont secouées de tremblements, qui proviennent du sol même, ou, bien plus souvent, des humains qui les peuplent. Les conquêtes ne se font pas dans la douceur. Alors qu’ici tout est calme, loin des morceaux de bravoure, inutiles, vains et trop souvent mortels. Je m’y ressource, sans nul besoin de vraies sources jaillissantes et limpides, qui ne sont plus ici que des souvenirs.
Aujourd’hui il fait chaud sur cette terre désolée. Les humains grimpeurs sont peu nombreux, halètent et cheminent lentement. Ils se ressemblent tous, vus de haut. On dirait presque des chèvres, en file indienne, qui courent le long des murets de pierre ancestraux. Mais ils filent moins vite et n’ont plus besoin de berger. Celui-ci, pourtant, paraît différent. Sa démarche est légère, son sac, s’il existe, ne paraît pas pesant. Sa tête tourne gracieusement de part et d’autre du sentier, sans hâte, comme on se promène sans but bien défini, à part celui, justement, de se promener. Un peu comme je le fais si souvent lorsque je suis ici. Je m’arrête un instant pour l’observer. Ce frêle humain est une femme. Elle porte bien un sac mais il semble si léger qu’on dirait bien qu’elle ne porte rien. Elle ne va pas aussi vite que les autres et semble déjà connaître ce sentier. Pourtant, je ne me rappelle pas l’avoir jamais vue. Intrigué, je continue à surveiller ses faits et gestes. On dirait une fleur, plutôt un insecte butineur. Elle aussi observe. M’observe ? Mais non, elle ne peut avoir conscience de ma présence. Elle ne peut même pas y penser. Elle a l’air décidé, sans que cela ait l’air important. Va t’elle grimper tout en haut ? Non, ce n’est pas son but. Elle s’arrête quelques centaines de mètres avant, dans la seule oasis de ce tumulte en feu : un grand arbre feuillu et branchu qui répand une ombre bienfaisante, sinon rafraîchissante. Peu lui importe. Elle sort de son sac trois grands livres et les installe ouverts sur des roches. L’aspect léger du sac n’était qu’un leurre, ces volumes sont de véritables encyclopédies ambulantes. Elle sort du sac d'autres ustensiles encore : loupes, pinces, carnet de croquis, crayons et pages blanches. Je suis subjugué. Posément, elle prélève délicatement les quelques spécimen de la flore qui réussit à subsister maigrement dans cette ombre chaude. Elle les observe de ses yeux clairs, à la loupe, note quelques mots, vérifie des définitions, fait des comparaisons avec les illustrations des encyclopédies, écrit enfin des commentaires dans son carnet. Tout cela dans un calme impressionnant. Elle est tout à son travail, sa passion. Je ne sais même pas si elle a emporté de l’eau pour se désaltérer.

Bien entendu, mon âme de séducteur reprend le dessus mais je ne sais comment m’y prendre. Trop attendri sans doute. Je sens confusément que lui montrer ma puissance serait vain. Je pourrais lui faire découvrir une fleur étrange et improbable. Un don à la fois tendre et puissant. Ou me transformer moi-même en arbrisseau pour me laisser frôler et caresser par ces mains curieuses. Oh oui, je pourrais, ne me suis-je pas déjà converti en cygne magnifique pour séduire une belle ? Même le grand Léonard a dû s’adonner un temps à la botanique pour rendre plus réel le décor de cette affaire. Seules les copies restent, le tableau original est perdu. Il me ressemblait trop, à chaque fois le regarder me faisait mal. Personne ne pouvait à ce point peindre à la fois l’irréel et ce qu’il voulait dire. Léonard avait la grâce des anges dans sa peinture, je l’ai protégé du mieux que j’ai pu.
Aujourd’hui, plus personne ne me sculpte ou ne me peint. Je me sens aussi seul qu’un guerrier impuissant, debout au milieu d’une mer de cadavres immobiles, après un combat contre on ne sait plus trop quoi. 
Reste ma montagne et le peuple qui m’a créé. Cette frêle humaine en fait partie. Elle sait que le temps n’a pas de prise sur le rocher, l’arbre, les plantes qu’elle observe. Elle fait donc son travail lentement, consciencieusement. Elle aussi est amoureuse de cette terre, à sa manière, car elle connaît tout de son histoire, de la mienne et se met juste à sa place. Elle vit dans l’instant et travaille pour apporter sa toute petite contribution à quelque chose qui la dépasse un peu. Tout un monde que les humains croient connaître et qu’ils ne font qu’effleurer.

Naxos, août 2013

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