Juin 1980.
J’ai dix-huit ans, la vie m’appartient. Depuis plusieurs mois je cours à la
recherche d’un Don Giovanni de cinéma, inaccessible, d’une scène à l’autre,
d’un écran à l’autre. Cet acteur chanteur italien m’obsède avec sa voix chaude
et grave. Je veux tout connaître de ce qui le concerne : productions, livres,
articles, interviews. Je m’imprègne de sa vie malgré mes pauvres ressources d’étudiante
boursière...
Cette fois
ma décision est prise : je ferai en sorte de voir cette autre mise en scène,
éreintée par toute la critique et, pour cela, si attirante. Un autre opéra
centré sur cette voix, cette stature, au sein de l’Opéra de Paris où je ne suis
jamais allée. Je ferai partie de ce public choyé et connaisseur, capable de
rester dans la file d’attente du samedi matin pendant des heures, histoire
d’obtenir une place peu chère. Ce public-là est comme moi, affamé et
enthousiaste. Amoureux.
Ma volonté
est tellement forte que j’y parviens, je ne sais plus comment : j’arrive à
Paris tôt le matin, je file au Palais Garnier, je monte le grand escalier et
prends ma place dans la file d’attente déjà longue. Les habitués sont là et,
heureusement, partagent tout : leurs opinions sur les productions précédentes,
le café sorti du thermos ou les croissants. On discute, on critique, on s’anime
et, enfin, on achète nos billets pour la représentation de ce soir. Boris
Godounov, de Modest Moussorgsky. Mise en scène de Joseph Losey, cinéaste.
Décors d’Emile Aillaud, architecte. Chef d’orchestre russe et distribution
prestigieuse.
Je ne le dis
pas mais c’est la première fois que j’entre dans ce palais rouge et or, que je
lève la tête pour admirer le plafond peint par Chagall, que le rideau s’ouvre
sans que le chef ait encore levé sa baguette. Et pour cause : cette fois le
chef est loin, très loin au fond de la scène, on le voit à peine et l’orchestre
encore moins, emprisonné dans sa coupole d’or ouverte, surélevée, comme une
couronne de tsar. Le tsar, lui, est tout proche de nous, à quelques mètres,
comme si nous faisions partie de cette foule en liesse qui l’acclame à grands
renforts de knout.
Pendant
trois heures, je ne ferai rien d’autre que m’imbiber, m’imprégner de cette
musique secrète ou grondante, portée par les choeurs ou les monologues de
Boris, qui transportent tant d’émotion contenue. Lorsque la foule geint, je
pleure avec elle. Lorsque Varlaam déchiffre péniblement les quelques mots qui
vont le sauver, je bois ses paroles. Lorsque Marina se moque de tout, je ris en
même temps. J’ai peur des sbires qui frappent, des boyards qui conspirent, des
princes qui rusent. Et la litanie de l’Innocent me berce, seul être qui n’a
peur de rien car il ne possède même pas un kopeck.
Sûrement, il
y a eu des entr’actes. Qu’importe, nous étions tous broyés par l’esprit malade
de Boris, sa culpabilité, ses craintes, sa faiblesse superstitieuse. Un homme fort,
ce Boris ? Allons donc, malgré son allure majestueuse, son costume métallique
et flamboyant, son rictus arrogant, il a les yeux inquiets, les gestes furtifs.
Je les vois, je suis tout près, je vois sur son visage la trace du remords, de
l’angoisse tandis que Chouïski lui raconte suavement, fielleusement, la fin du
tsarévitch. Ce n’est pas de l’opéra, c’est du théâtre, du cinéma, je pourrais
toucher ses larmes.
Qu’importe
les critiques, les maladresses, les difficultés des chanteurs qui ne voient pas
le chef d’orchestre. Qu’importe la technique mise à mal : la magie est là,
la magie opère. Le tsar Boris, sans barbe, redevient petit et misérable, en
simple tunique, happé par ses visions, après avoir accédé à la puissance
absolue. Je tremble, nous tremblons tous pendant son délire, nous sanglotons à
son dernier soupir. Nous lui accordons notre pardon, demande qu’il nous
chuchote à l’oreille, à nous, public, bien plus qu’aux boyards, interdits, qui
n’osent s’avancer que pour le soulever une dernière fois vers le ciel.
Oh, nous
avons applaudi. Nous avons terriblement applaudi les prouesses techniques et
vocales, nous avons crié bravo, encore et encore. Nous avons clamé haut et fort
notre joie d’avoir été là, à ce spectacle que nous ne savions pas encore unique,
à l’inverse de toute tradition. Cette monstruosité scénique qui a fonctionné,
comme au cinéma.
Nous sommes
sortis dans la nuit. Nous avons attendu que ceux qui nous avaient portés
pendant 3 heures sortent aussi : les choeurs, les musiciens, les chanteurs puis
enfin le tsar redevenu humain, avec sa cour de gens importants. On a eu droit
au “bonsoir” de Liebermann et au sourire de Losey. Je les aime tous, et les
yeux émerveillés, les oreilles encore sonnantes, j’ai dû laisser la nuit
s’achever en me promettant de ne jamais oublier ce sortilège mystérieux et
puissant, cette alchimie née d’une vision d’un réalisateur, de la présence
scénique d’un chanteur d’opéra né pour jouer et de l’âme torturée de la musique
russe.
(texte envoyé dans le cadre du concours littéraire organisé par l'Opéra de Paris "ma plus belle émotion" février 2014)
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