mercredi 12 février 2014

Le contraire et le complément


Juin 1980. J’ai dix-huit ans, la vie m’appartient. Depuis plusieurs mois je cours à la recherche d’un Don Giovanni de cinéma, inaccessible, d’une scène à l’autre, d’un écran à l’autre. Cet acteur chanteur italien m’obsède avec sa voix chaude et grave. Je veux tout connaître de ce qui le concerne : productions, livres, articles, interviews. Je m’imprègne de sa vie malgré mes pauvres ressources d’étudiante boursière...
Cette fois ma décision est prise : je ferai en sorte de voir cette autre mise en scène, éreintée par toute la critique et, pour cela, si attirante. Un autre opéra centré sur cette voix, cette stature, au sein de l’Opéra de Paris où je ne suis jamais allée. Je ferai partie de ce public choyé et connaisseur, capable de rester dans la file d’attente du samedi matin pendant des heures, histoire d’obtenir une place peu chère. Ce public-là est comme moi, affamé et enthousiaste. Amoureux.
Ma volonté est tellement forte que j’y parviens, je ne sais plus comment : j’arrive à Paris tôt le matin, je file au Palais Garnier, je monte le grand escalier et prends ma place dans la file d’attente déjà longue. Les habitués sont là et, heureusement, partagent tout : leurs opinions sur les productions précédentes, le café sorti du thermos ou les croissants. On discute, on critique, on s’anime et, enfin, on achète nos billets pour la représentation de ce soir. Boris Godounov, de Modest Moussorgsky. Mise en scène de Joseph Losey, cinéaste. Décors d’Emile Aillaud, architecte. Chef d’orchestre russe et distribution prestigieuse.
Je ne le dis pas mais c’est la première fois que j’entre dans ce palais rouge et or, que je lève la tête pour admirer le plafond peint par Chagall, que le rideau s’ouvre sans que le chef ait encore levé sa baguette. Et pour cause : cette fois le chef est loin, très loin au fond de la scène, on le voit à peine et l’orchestre encore moins, emprisonné dans sa coupole d’or ouverte, surélevée, comme une couronne de tsar. Le tsar, lui, est tout proche de nous, à quelques mètres, comme si nous faisions partie de cette foule en liesse qui l’acclame à grands renforts de knout.
Pendant trois heures, je ne ferai rien d’autre que m’imbiber, m’imprégner de cette musique secrète ou grondante, portée par les choeurs ou les monologues de Boris, qui transportent tant d’émotion contenue. Lorsque la foule geint, je pleure avec elle. Lorsque Varlaam déchiffre péniblement les quelques mots qui vont le sauver, je bois ses paroles. Lorsque Marina se moque de tout, je ris en même temps. J’ai peur des sbires qui frappent, des boyards qui conspirent, des princes qui rusent. Et la litanie de l’Innocent me berce, seul être qui n’a peur de rien car il ne possède même pas un kopeck.
Sûrement, il y a eu des entr’actes. Qu’importe, nous étions tous broyés par l’esprit malade de Boris, sa culpabilité, ses craintes, sa faiblesse superstitieuse. Un homme fort, ce Boris ? Allons donc, malgré son allure majestueuse, son costume métallique et flamboyant, son rictus arrogant, il a les yeux inquiets, les gestes furtifs. Je les vois, je suis tout près, je vois sur son visage la trace du remords, de l’angoisse tandis que Chouïski lui raconte suavement, fielleusement, la fin du tsarévitch. Ce n’est pas de l’opéra, c’est du théâtre, du cinéma, je pourrais toucher ses larmes.
Qu’importe les critiques, les maladresses, les difficultés des chanteurs qui ne voient pas le chef d’orchestre. Qu’importe la technique mise à mal : la magie est là, la magie opère. Le tsar Boris, sans barbe, redevient petit et misérable, en simple tunique, happé par ses visions, après avoir accédé à la puissance absolue. Je tremble, nous tremblons tous pendant son délire, nous sanglotons à son dernier soupir. Nous lui accordons notre pardon, demande qu’il nous chuchote à l’oreille, à nous, public, bien plus qu’aux boyards, interdits, qui n’osent s’avancer que pour le soulever une dernière fois vers le ciel.
Oh, nous avons applaudi. Nous avons terriblement applaudi les prouesses techniques et vocales, nous avons crié bravo, encore et encore. Nous avons clamé haut et fort notre joie d’avoir été là, à ce spectacle que nous ne savions pas encore unique, à l’inverse de toute tradition. Cette monstruosité scénique qui a fonctionné, comme au cinéma.
Nous sommes sortis dans la nuit. Nous avons attendu que ceux qui nous avaient portés pendant 3 heures sortent aussi : les choeurs, les musiciens, les chanteurs puis enfin le tsar redevenu humain, avec sa cour de gens importants. On a eu droit au “bonsoir” de Liebermann et au sourire de Losey. Je les aime tous, et les yeux émerveillés, les oreilles encore sonnantes, j’ai dû laisser la nuit s’achever en me promettant de ne jamais oublier ce sortilège mystérieux et puissant, cette alchimie née d’une vision d’un réalisateur, de la présence scénique d’un chanteur d’opéra né pour jouer et de l’âme torturée de la musique russe.

(texte envoyé dans le cadre du concours littéraire organisé par l'Opéra de Paris "ma plus belle émotion" février 2014)

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