samedi 8 novembre 2014

le jardinier des Medicis


Je m’appelle Giancarlo Buonarossi, né à Fiesole, autant dire quasiment à Florence. Les deux communes se touchent depuis des centaines d’années, sans jamais s’unir complètement.
Je suis le jardinier des villas Medicis, une petite dizaine de demeures, autrefois somptueuses, qui se pressent autour de Florence, jamais trop éloignées du Palazzo Vecchio, à portée de carrosse du Palais Pitti, mais tellement moins visitées…

Les Buonarossi ont toujours été jardiniers, toujours pour les Medicis. Depuis des siècles, les deux familles sont liées, proches, sans jamais se mélanger cependant. L’une était riche, l’autre toujours pauvre.

Pauvre en monnaie sonnante et trébuchante, sans aucun doute, mais riche de passion pour les roses et les citronniers, amoureusement élevés dans ces jardins. Aujourd’hui je n’ai plus guère les moyens d’entretenir des parterres de roses, mangeuses d’eau, précieuse dans ce pays si souvent desséché l’été. Alors je me rabats sur les citronniers que je soigne tout au long de l’année. L’hiver dans les serres, l’été au soleil. Il y a une espèce différente dans chaque villa. Dont celle déjà produite aux temps fastueux du grand-duc ou de Laurent le Magnifique.

Ni les villas ni mes citronniers ne s’éteindront comme s’est éteinte la lignée des Medicis, je le sais. Aujourd’hui, inscrits au patrimoine de l’Unesco, les villas et leurs jardins resteront à jamais dans leur écrin et seuls ceux qui les aiment s’y aventurent.
Ils déambulent dans les vestibules, s’égarent dans les couloirs, attendus par le gardien qui leur ouvre les portes et les referme derrière eux, sans rien leur dire, comme s’il était muet, comme si l’italien qu’il pouvait parler était encore celui du temps de Giovanni ou Caterina, qu’on a du mal à comprendre aujourd’hui. Je crois surtout qu’il préfère se taire.
Moi aussi j’aime travailler dans le silence. Je travaille peu l’été, pour ne pas me faire voir. Les gens se lassent, je reste, et les saisons passent.
 
C’est vrai, j’aime aussi Florence, pourtant bruyante et peuplée. J’aime flâner sur la place de la Seigneurie et saluer le grand Neptune, jeter un œil au David, à la même place depuis autant de temps que nous, les jardiniers des Medicis et puis tous les autres, qui parsèment la Loggia dei Lanzi. J’aime me promener le long de l’Arno, sous le corridor Vasari, en jetant un œil mauvais sur les nantis qui se prélassent sur la plage privée, sous les Offices, au vu et au su de tous les délaissés. Autrefois, l’Italie était le pays des cent villes, des villes libres, qui faisaient ce que bon leur semblait sans s’inquiéter d’une quelconque capitale.  Puis est venu le temps de l’unité, après des années de guerres, et depuis, Florence est prisonnière de son ancienne gloire, de sa magnificence, de son passé lumineux dont restent tant d’augustes traces. Dans mes jardins, il n’y a plus rien. Pas de statues ou presque. Les bassins jadis jaillissants restent vides. Et j’erre dans les allées trop caillouteuses en regrettant les bandes de pelouse fine où se posait le pied des belles, attendues par leur galant. 

 










Les Medicis, chacun leur tour, sont venus se délasser, à l’intérieur de ces murs ou dans ces jardins, de la fatigue du pouvoir. Pouvoir exclusif d’une famille, suprématie d’un seigneur, pendant des siècles, sur les gens et la terre de Florence. Ici, ma famille a tout pouvoir sur les fleurs, les arbres, les saisons depuis aussi longtemps qu’eux et nous sommes toujours là. Moins de meurtres, de trahisons, de mariages malheureux que chez les Medicis. De petites joies chez de petites gens qui vivent sans tapage. Nul commerce mais des finances toujours mal en point dans la famille Buonarossi. Quelle importance ? Les finances des Medicis ont commencé à fondre dès que Laurent a préféré commanditer des œuvres à ses artistes à demeure plutôt que se consacrer aux affaires. Chacun fait ce qu’il veut.

Je me plante devant les 6 boules du blason des Medicis, qui a fait couler tant d’encre et donné lieu à de multiples explications, toutes plus incongrues les unes que les autres. Je connais le secret des 6 boules et ne le dirai jamais, je l’ai promis ; comme mon aïeul il y a tant d’années.


Les villas en ont vu des fêtes, des carnavals, des mariages et des dernières heures. Je me souviens d’un certain anniversaire de Platon, fêté le 7 novembre, où l’on organisa un grand banquet, littéraire, mémorable. Jamais anniversaire n’a été aussi somptueux. Du grand art. L’alliance des plaisirs de la table et de ceux du cœur. Seul le cinéma pourrait aujourd’hui faire revivre ces instants secrets, mais j’attends en vain le réalisateur qui fera tourner ses caméras autour des serres, des cuisines, des arches et des escaliers :

Que la jeunesse est belle
Qui s’enfuit sans cesse
Qui veut être heureux qu’il le soit
Nul ne sait de quoi demain sera fait

Toutes les villas ont connu plusieurs transformations, et mes jardins aussi. Une lente décrépitude. Pratolino et son colosse dégoulinant, Poggio a Caiano, résidence préférée de Laurent, maintes fois rafraîchie et où reste la fresque de Pontormo. Careggi, où le Magnifique mourut, aujourd’hui hôpital, presque sans jardins. Et La Petraia, au cortile orné de fresques du jeune Volterrano, reste pourtant bien cachée, secrète : on ne peut l’atteindre qu’à pied. Même la villa de Castello, où s’enferma Caterina, mère de Jean des Bandes noires, a été embellie, modifiée, resculptée, restaurée. Je ne sais s’il faut s’en féliciter. Je trouve mes jardins bien tristes et me réfugie souvent dans l’odeur de mes citronniers, pour fuir la réalité. Les rares visiteurs ne s’attardent guère, je les comprends. Je les regarde de loin, bien caché et me prend à sourire s’ils s’extasient devant la beauté des fruits. Nul ne me connaît. J’en suis content et contrairement aux Medicis, j’ai encore des enfants et des petits enfants qui courent sous les arbres centenaires en criant. Les villas sont belles, modestes. Bien loin d’un palais Pitti aussi fermé qu’une prison et de ses jardins tracés au cordeau. Je n’aime pas Boboli. Ce n’est pas un jardin, c’est une ville. Une ville asphyxiante et rectiligne, sans vie. Même au temps des fêtes nautiques, il n’arrivait pas à la cheville de la plus petite de mes villas, du plus brouillon de mes jardins. Là où l’on se sent bien, sans fioritures ni faux-semblants.  Là où la nature reprend ses droits, où le grand seigneur redevient l’égal du jardinier, le temps de ses quelques années sur terre.

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