Je
m’appelle Giancarlo Buonarossi, né à Fiesole, autant dire quasiment à Florence.
Les deux communes se touchent depuis des centaines d’années, sans jamais s’unir
complètement.
Je
suis le jardinier des villas Medicis, une petite dizaine de demeures, autrefois
somptueuses, qui se pressent autour de Florence, jamais trop éloignées du
Palazzo Vecchio, à portée de carrosse du Palais Pitti, mais tellement moins
visitées…
Les
Buonarossi ont toujours été jardiniers, toujours pour les Medicis. Depuis des
siècles, les deux familles sont liées, proches, sans jamais se mélanger
cependant. L’une était riche, l’autre toujours pauvre.
Pauvre
en monnaie sonnante et trébuchante, sans aucun doute, mais riche de passion pour les roses et les
citronniers, amoureusement élevés dans ces jardins. Aujourd’hui je n’ai plus guère
les moyens d’entretenir des parterres de roses, mangeuses d’eau, précieuse dans
ce pays si souvent desséché l’été. Alors je me rabats sur les citronniers que je
soigne tout au long de l’année. L’hiver dans les serres, l’été au soleil. Il y a
une espèce différente dans chaque villa. Dont celle déjà produite aux temps
fastueux du grand-duc ou de Laurent le Magnifique.
Ni
les villas ni mes citronniers ne s’éteindront comme s’est éteinte la lignée des
Medicis, je le sais. Aujourd’hui, inscrits au patrimoine de l’Unesco, les
villas et leurs jardins resteront à jamais dans leur écrin et seuls ceux qui
les aiment s’y aventurent.
Ils
déambulent dans les vestibules, s’égarent dans les couloirs, attendus par le
gardien qui leur ouvre les portes et les referme derrière eux, sans rien leur
dire, comme s’il était muet, comme si l’italien qu’il pouvait parler était
encore celui du temps de Giovanni ou Caterina, qu’on a du mal à comprendre
aujourd’hui. Je crois surtout qu’il préfère se taire.
Moi
aussi j’aime travailler dans le silence. Je travaille peu l’été, pour ne pas me
faire voir. Les gens se lassent, je reste, et les saisons passent.
C’est
vrai, j’aime aussi Florence, pourtant bruyante et peuplée. J’aime flâner sur la
place de la Seigneurie et saluer le grand Neptune, jeter un œil au David, à la
même place depuis autant de temps que nous, les jardiniers des Medicis et puis tous les autres, qui
parsèment la Loggia dei Lanzi. J’aime me promener le long de l’Arno, sous le
corridor Vasari, en jetant un œil mauvais sur les nantis qui se prélassent sur
la plage privée, sous les Offices, au vu et au su de tous les délaissés.
Autrefois, l’Italie était le pays des cent villes, des villes libres, qui
faisaient ce que bon leur semblait sans s’inquiéter d’une quelconque capitale. Puis est venu le temps de l’unité, après des
années de guerres, et depuis, Florence est prisonnière de son ancienne gloire,
de sa magnificence, de son passé lumineux dont restent tant d’augustes traces.
Dans mes jardins, il n’y a plus rien. Pas de statues ou presque. Les bassins
jadis jaillissants restent vides. Et j’erre dans les allées trop caillouteuses
en regrettant les bandes de pelouse fine où se posait le pied des belles,
attendues par leur galant.
Les
Medicis, chacun leur tour, sont venus se délasser, à l’intérieur de ces murs ou
dans ces jardins, de la fatigue du pouvoir. Pouvoir exclusif d’une famille,
suprématie d’un seigneur, pendant des siècles, sur les gens et la terre de Florence. Ici, ma famille a tout pouvoir
sur les fleurs, les arbres, les saisons depuis aussi longtemps qu’eux et nous
sommes toujours là. Moins de meurtres, de trahisons, de mariages malheureux que
chez les Medicis. De petites joies chez de petites gens qui vivent sans tapage.
Nul commerce mais des finances toujours mal en point dans la famille
Buonarossi. Quelle importance ? Les finances des Medicis ont commencé à
fondre dès que Laurent a préféré commanditer des œuvres à ses artistes à
demeure plutôt que se consacrer aux affaires. Chacun fait ce qu’il veut.
Je
me plante devant les 6 boules du blason des Medicis, qui a fait couler tant
d’encre et donné lieu à de multiples explications, toutes plus incongrues les
unes que les autres. Je connais le secret des 6 boules et ne le dirai jamais,
je l’ai promis ; comme mon aïeul il y a tant d’années.
Les
villas en ont vu des fêtes, des carnavals, des mariages et des dernières
heures. Je me souviens d’un certain anniversaire de Platon, fêté le 7 novembre,
où l’on organisa un grand banquet, littéraire, mémorable. Jamais anniversaire
n’a été aussi somptueux. Du grand art. L’alliance des plaisirs de la table et
de ceux du cœur. Seul le cinéma pourrait aujourd’hui faire revivre ces instants
secrets, mais j’attends en vain le réalisateur qui fera tourner ses caméras
autour des serres, des cuisines, des arches et des escaliers :
Que
la jeunesse est belle
Qui
s’enfuit sans cesse
Qui
veut être heureux qu’il le soit
Nul
ne sait de quoi demain sera fait
Toutes
les villas ont connu plusieurs transformations, et mes jardins aussi. Une lente
décrépitude. Pratolino et son colosse dégoulinant, Poggio a Caiano, résidence
préférée de Laurent, maintes fois rafraîchie et où reste la fresque de Pontormo.
Careggi, où le Magnifique mourut, aujourd’hui hôpital, presque sans jardins. Et
La Petraia, au cortile orné de fresques du jeune Volterrano, reste pourtant
bien cachée, secrète : on ne peut l’atteindre qu’à pied. Même la villa de
Castello, où s’enferma Caterina, mère de Jean des Bandes noires, a été
embellie, modifiée, resculptée, restaurée. Je ne sais s’il faut s’en féliciter.
Je trouve mes jardins bien tristes et me réfugie souvent dans l’odeur de mes
citronniers, pour fuir la réalité. Les rares visiteurs ne s’attardent guère, je
les comprends. Je les regarde de loin, bien caché et me prend à sourire s’ils
s’extasient devant la beauté des fruits. Nul ne me connaît. J’en suis content et
contrairement aux Medicis, j’ai encore des enfants et des petits enfants qui
courent sous les arbres centenaires en criant. Les villas sont belles,
modestes. Bien loin d’un palais Pitti aussi fermé qu’une prison et de ses
jardins tracés au cordeau. Je n’aime pas Boboli. Ce n’est pas un jardin, c’est
une ville. Une ville asphyxiante et rectiligne, sans vie. Même au temps des
fêtes nautiques, il n’arrivait pas à la cheville de la plus petite de mes
villas, du plus brouillon de mes jardins. Là où l’on se sent bien, sans
fioritures ni faux-semblants. Là où la
nature reprend ses droits, où le grand seigneur redevient l’égal du jardinier,
le temps de ses quelques années sur terre.
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