Ca
y est, j’y suis presque. Je vais prendre ce caban bleu marine, oublié dans le
couloir, sur le porte manteau. Juste avant la sortie. Si personne ne
m’interpelle d’ici la porte, j’ai gagné. J’ai gagné la liberté. Emmitouflée
dans le caban, col relevé, je sors par l’entrée des salariés et m’engage sur le
chemin qui mène aux portes de la citadelle, à l’entrée du village de
Saint-Martin. J’essaie de marcher calmement, comme si j’étais normale, comme si
je ne sortais pas d’une cellule de cette prison mais d’un bureau administratif,
des cuisines, que sais-je. Je ne croise personne mais je tremble tellement que
je passe le porche sans même m’en apercevoir. Je sais que déjà tout s’agite au
dedans de cette forteresse, construite par Vauban, pour défendre l’île de la
convoitise des Anglais conquérants. Soit on s’est aperçu de mon absence et je
dois décider que faire maintenant ; soit on n’a encore rien vu et je peux
prendre un peu de temps pour réfléchir. J’ai de la chance : il y a du
brouillard et toute l’atmosphère est ouatée, les sons mats, sourds. C’est
l’avantage de se faire la belle en hiver mais si le temps est un atout au
départ, il se retourne contre nous trop rapidement. Comment survivre quand on a
froid, comment partir quand l’océan gronde, comment trouver une cachette
suffisamment sûre pour y rester plusieurs heures, plusieurs jours ?
Je
longe le rempart et j’aperçois la petite tourelle perchée au dessus de l’océan,
celle que j’avais repérée depuis le chemin de promenade. Je la fixais pour
tenter de voir si on pouvait y entrer s’y terrer. Bien sûr je ne voyais rien.
Maintenant je suis devant. La tourelle est fermée par une vieille porte en
bois, verrouillée, enchaînée. Mais la porte est vermoulue et le verrou aussi.
Alors je le fais sauter, facilement et je me courbe pour entrer dans cet
isoloir de pierre. Il y a un peu de paille dedans, et bizarrement il n’y fait
pas autant froid que dehors. Je m’assieds dos au mur et j’essaie de réfléchir.
Le bruit du dehors me parvient étouffé : des véhicules qui arrivent, des
pas pressés, mais pas de sirène hurlante ni de crissements de pneus. Pas non
plus de bruit de vagues : c’est marée basse. Je suis toute seule.
Quand
j’étais petite, j’allais avec mon père, à marée basse, pêcher à pied, à la
pointe du Grouin ou au-delà d’Ars. En fait je n’aimais pas tellement manger les
crustacés ni les coquillages mais j’aimais bien les ramasser et puis parfois
j’avais faim. C’était comme jouer sur la plage à faire des châteaux de sable,
l’été : on creuse, on patauge, on cherche, on ramasse. A la fin, au lieu
d’un château décoré de coquillages vides, on a le seau rempli de choses à manger. Le
seau est lourd et le ventre vide et j’aimais bien la tartine beurrée que maman
me servait en même temps que le plat de notre récolte. Les tartines de beurre
de mon enfance… rien à voir avec la margarine qu’on nous sert au petit déjeuner
de la prison. Ca doit être un menu national, pas droit au régime spécial ni aux
spécialités locales, qui ne doivent pas faire partie du cahier des charges. J’ai
souvent nettoyé la cantine et j’ai jamais vu de traces de beurre. Je me
souviens de tous les trésors qu’on passait des heures à chercher, en bande et
il n’y avait pas que des mauvais garçons. Je n’étais pas la seule fille mais je
suis la seule qui a mal tournée. Enfin qui peut savoir ? On s’est perdu de
vue de toutes façons et rien ne reste des anciennes amitiés. J’entends le bruit
du ressac qui revient, doucement. Ici tout est calme. La vie en hiver ne
ressemble en rien à celle de l’été, ça a toujours été comme ça ici. Un semestre
pourri de touristes, un semestre de brouillard et d’humidité. Deux saisons en
somme, comme sous les tropiques. J’aimerais redevenir petite, rentrer chez moi,
enlever mes bottes dans l’entrée et m’asseoir à la table de la cuisine pour
attendre le chocolat chaud et la tartine de beurre salé. Ne pas penser à toutes
ces années de rage, de révolte et de fuite en avant. Faire comme si je pouvais
tout recommencer. Mais je ne sais plus comment ça a démarré. Suite à quelles
disputes, quelles rencontres, quels discours ? C’est déjà trop loin et
pourtant j’ai à peine trente ans. J’aimerais bien revoir mes anciens copains
d’école, quand tout était facile et compréhensible. Ils sont peut-être encore
ici, commerçants sûrement car comment vivre d’autre chose que du
tourisme ? Les marais salants ne sont pas assez nombreux pour les amoureux
de la nature et de la solitude et la pêche ne rapporte rien. Les autres sont
partis, à La Rochelle ou ailleurs, de l’autre côté du pont. Moi aussi je suis
partie, mais loin des trajectoires habituelles. Peut être que je n’étais pas
faite pour une vie tranquille. Pourtant aujourd’hui je l’ai cette tranquillité.
Mais quand elle est forcée, c’est pas pareil. Je ne dois pas m’apitoyer sur
moi-même Je dois réfléchir. Mais je me sens engourdie et sans forces, incapable
de bouger. Je rêve d’oiseaux qui s’envolent, de mouettes rasant les flots, de
cormorans libres de faire sécher leurs ailes. Quand j’étais petite, j’aimais
bien construire un abri de toile, n’importe où, dans ma chambre, sur la plage,
contre un arbre et je m’assoupissais dedans jusqu’à ce qu’on vienne me
chercher.
Quelqu’un
me secoue l’épaule et je me réveille, égarée, les yeux éblouis par cette
lumière aveuglante de la lampe torche qu’on braque sur mon visage pour me
reconnaître, pour être sûr que c’est bien moi.
-
allez ma belle, lève toi, ça fait un
moment qu’on te cherche et tu étais tout près ! Si on avait su… Cette cellule-là est bien trop petite. Qu’est-ce qui t’a passé par la tête ?
Allez on rentre, c’est l’heure du goûter.
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