mardi 28 avril 2015

La nausée abonde


J’ai peur des villes. Mais il ne faut pas en sortir. Si on s’aventure trop loin, on rencontre le cercle de la Végétation. La Végétation a rampé pendant des kilomètres vers les villes. Elle attend. Quand la ville sera morte, la végétation l’envahira, elle grimpera sur les pierres, elle les enserrera, les fouillera, les fera éclater de ses longues pinces noires ; elle aveuglera les trous et laissera pendre partout des pattes vertes. Il faut rester dans les villes, tant qu’elles sont vivantes, il ne faut pas pénétrer seul sous cette grande chevelure qui est à leur porte : il faut la laisser onduler et craquer sans témoins. Dans les villes, si l’on sait s’arranger, choisir les heures où les bêtes digèrent ou dorment, dans leurs trous, derrière des amoncellements de détritus organiques, on ne rencontre guère que des minéraux, les moins effrayants des existants.
Extrait de « La Nausée » - Jean-Paul Sartre.

Quand j’étais petite et qu’on rentrait tard de voyage, dans la grande voiture familiale (une Panhard qui pouvait contenir 7 personnes !), que mon père nous ramenait tous à la maison le dimanche soir, j’avais peur. Peur des ombres d’arbres qui jaillissaient de la lumière des phares et qui retombaient immédiatement dans leur nuit. D’autres branches surgissaient et heureusement, la voiture passait trop vite pour se laisser attraper. J’avais peur des couleurs vertes, un peu moisies, de ces branches qui se tendaient vers nous. Je me blottissais dans le creux du siège arrière, j’évitais de regarder. 
Les branches sont méchantes, elles griffent le visage et les jambes de ceux qui marchent, de celles qui se sauvent de la maison où une marâtre les attend pour leur tendre une pomme empoisonnée. Les arbres ont une vie tordue et incompréhensible : ils grandissent sans bouger, se meuvent sans changer de place, font du bruit sans parler. La végétation fait peur parce qu’elle est bien plus forte que nous : les racines traversent les pierres endormies, les fleurs s’épanouissent en bordure de béton, l’herbe crève le goudron. Et quand le souffle d’une explosion dévaste et laisse un paysage urbain en ruines, les arbres sont les seuls qui restent debout, droits et paisibles, quand autour d’eux les toits et les murs s’effondrent. La végétation vit en dehors de nous, sans nous. En dehors de nos villes et nos maisons,  de nos rêves et nos chansons. Comme les dinosaures et les gros poissons, elle se moque bien des humains et n’en apprivoise que quelques-uns, de ceux qui tentent de pénétrer dans son univers sans l’atteindre ni la creuser, la sillonner, ou la planifier en gros carrés plantés. Elle ne laisse tailler que les arbres emprisonnés et étale ses lianes en toute liberté. 
Quand on aime les villes, qu’on préfère les queues du ciné le samedi soir au bruissement menaçant des feuilles du faîte, on rentre sagement et rapidement d’une virée à la campagne, dans la nature, en forêt, où l’on a senti son cœur battre au cours d’une journée pleine de dangers : ces ronces qui vous saignent la cheville, ces fougères qui tapissent un sol meuble et glissant, ces troncs tombés par quelles nuits, quels orages, quelles tempêtes ? Les branches vous cognent le front, les liserons vous font trébucher, et vainement vous cherchez un arbre compatissant qui pourrait vous aider lors d’une descente vertigineuse. Quand la nuit tombe un peu plus vite qu’en ville et que nul éclairage public ne vient vous rassurer, quand chaque bosquet ressemble étrangement au précédent, quand des craquements effrayants  accompagnent vos pensées, on pense sereinement aux quatre murs qui nous accompagnent chaque jour. Notre chez nous même réduit et dégradé paraît un refuge princier à la place de cette clairière sombre envahie par des chênes centenaires très élevés. Qui se fichent éperdument de l’être minuscule qui tremble à leurs pieds. Cet être qui vit si peu de temps peut bien transformer quelques peupliers en allumettes ou quelques palmiers en huile. Leurs héritiers écraseront ses huttes de paille et ses temples de pierre pour ériger leur propre canopée. La végétation n’est pas notre amie. Elle est indifférente et méprisante, bruissante et insatisfaisante. Nous ne faisons que la frôler sans jamais la gêner car elle est déjà gagnante, ce n’est qu’une question de temps.

mercredi 22 avril 2015

Limericks, d'actualité


Les plafonds de verre sont faits pour les hommes
Car s’ils existaient aussi pour les dames
Les mâles en dessous
Se tordraient le cou
Pour voir sous les jupes ce qui se trame

Certains termes soi-disant nouveaux
Fleurissent soudain dans les journaux
On les voit partout
Et puis d’un seul coup
On les oublie et revient aux bons vieux mots

Au concert on oublie tout
Le mal, le bien, la folie des fous
Mais quand on sort
Hélas c’est encore
La réalité qui domine tout


Plus de sifflet, plus d’appel, plus d’œil concupiscent
Plus de claquement de langue, ni même d’air languissant
Dans le bus, sur le trottoir
Il va falloir bien voir
A qui on lance une œillade alléchant(e)
(suite)
A terme, plus de fard sur fines paupières
Plus de rimmel sur cils pour plaire
Les filles, l’œil terne égaré
Les mecs, le regard fermé
Comment donc alors nous marier sur terre ?

Voguent les bateaux en Méditerranée
Mangent les requins aux dollars entassés
Aider son prochain
Même si on a rien
Toute l’Europe l’a oublié

Big brother n’est plus américain
Il a fait des petits européens
Renseignement, Stasi, Hadopi
Les réseaux sucios s’enfuient
Et personne ne dit rien


samedi 11 avril 2015

Les forteresses inutiles


 Ces édifices monumentaux sont aujourd’hui admirés, on lève la tête pour noter l’ogive parfaite, la courbure qui fait toute la différence entre roman et gothique, l’arc boutant remarquable. La plupart de leurs pierres ne sont plus d’origine car chacune de ces forteresses a pâti de la curée du peuple venu quérir son dû après l’abolition des privilèges. Il a pris pierre après pierre pour construire ses maisons, après avoir travaillé des années, esclaves volontaires, pour les édifier sous les ordres de contremaîtres, les transporter sur ces chemins sinueux à peine visibles aujourd’hui, les portant sur le dos ou sur celui du mulet jusqu’à épuisement. Juste retour des choses.
Le visiteur s’attarde sur un reste de cheminée, qui paraît encore si grande… sur une meurtrière, de conception si parfaite pour l’époque, alors même qu’aujourd’hui on a l’impression qu’elle ne sert pas vraiment à grand-chose… le visiteur tente d’imaginer des scènes de combats à l’épée dans ces escaliers à vis, si étroits, si manifestement peu faits pour les attaques autres que celles que se font les amants par espièglerie, qui se cachent pour mieux se trouver et tomber dans les bras l’un de l’autre. Mais non, on nous dit que ces escaliers qui tournent sur la droite étaient pensés pour que l’assaillant, gêné sur sa main droite par le pas de vis pour batailler à l’épée, finisse par passer l’arme à gauche et ainsi se faire tuer par le défenseur, qui peut alors facilement lui passer le fil de son épée du côté du coeur, dévoilé et sans bouclier. Les rares gauchers de l’époque étaient donc des vainqueurs potentiels, par surprise.
Les architectes étaient de fins stratèges nous dit-on et ne pensaient que défense, attaques, surveillance, corridors secrets, murs épais et puits protégés. Les salles les plus importantes étaient les salles d’armes, les salles de garde, où l’on mangeait, où l’on priait, où tout était prévu pour diriger les opérations de guerre.
Les seigneurs qui commandaient ces châteaux-forts étalaient ainsi leur puissance à la face du monde : en haut d’une colline, d’un pic, d’une falaise, pour que ceux qui auraient eu une quelconque velléité de venir pourchasser sur leurs terres en soient dissuadés d’un seul coup d’œil. Sur ce point, c’est une réussite : ces forteresses n’ont guère été assiégées et aucun combat n’est venu accréditer leur invulnérabilité. Elles n’ont servi à rien en somme, sauf à montrer qu’on était riche, puissant, intouchable. Qu’on avait des milliers de serfs à disposition pour faire la guerre, pour édifier des châteaux imprenables, pour cultiver les terres qui appartenaient à celui qui se terrait dans sa salle d’armes, là tout en haut, face à lui-même et à ses terreurs d’être un jour jeté du haut de sa tour par les gueux devenus vindicatifs ou par un seigneur plus puissant encore.
 Plus tard, lassés de ces forteresses ruineuses et inutiles, les rois ont décidé de faire construire des châteaux d’agrément, de loisirs. De beaux châteaux où l’on chantait, où l’on dansait, où l’on marivaudait dans les jardins amoureusement dessinés. Bizarrement, ceux-là sont restés debout et les visiteurs d’aujourd’hui s’y pressent plus nombreux encore que dans les ruines d’anciennes forteresses. L’amour plutôt que la guerre. La beauté plutôt que l’efficacité. Une architecture d’agrément plutôt que de défense. Nos hommes d’état devraient y songer avant d’ériger des murs de protection contre des envahisseurs en haillons. Murs d’aujourd’hui aussi inutiles que ceux d’hier.