samedi 11 avril 2015

Les forteresses inutiles


 Ces édifices monumentaux sont aujourd’hui admirés, on lève la tête pour noter l’ogive parfaite, la courbure qui fait toute la différence entre roman et gothique, l’arc boutant remarquable. La plupart de leurs pierres ne sont plus d’origine car chacune de ces forteresses a pâti de la curée du peuple venu quérir son dû après l’abolition des privilèges. Il a pris pierre après pierre pour construire ses maisons, après avoir travaillé des années, esclaves volontaires, pour les édifier sous les ordres de contremaîtres, les transporter sur ces chemins sinueux à peine visibles aujourd’hui, les portant sur le dos ou sur celui du mulet jusqu’à épuisement. Juste retour des choses.
Le visiteur s’attarde sur un reste de cheminée, qui paraît encore si grande… sur une meurtrière, de conception si parfaite pour l’époque, alors même qu’aujourd’hui on a l’impression qu’elle ne sert pas vraiment à grand-chose… le visiteur tente d’imaginer des scènes de combats à l’épée dans ces escaliers à vis, si étroits, si manifestement peu faits pour les attaques autres que celles que se font les amants par espièglerie, qui se cachent pour mieux se trouver et tomber dans les bras l’un de l’autre. Mais non, on nous dit que ces escaliers qui tournent sur la droite étaient pensés pour que l’assaillant, gêné sur sa main droite par le pas de vis pour batailler à l’épée, finisse par passer l’arme à gauche et ainsi se faire tuer par le défenseur, qui peut alors facilement lui passer le fil de son épée du côté du coeur, dévoilé et sans bouclier. Les rares gauchers de l’époque étaient donc des vainqueurs potentiels, par surprise.
Les architectes étaient de fins stratèges nous dit-on et ne pensaient que défense, attaques, surveillance, corridors secrets, murs épais et puits protégés. Les salles les plus importantes étaient les salles d’armes, les salles de garde, où l’on mangeait, où l’on priait, où tout était prévu pour diriger les opérations de guerre.
Les seigneurs qui commandaient ces châteaux-forts étalaient ainsi leur puissance à la face du monde : en haut d’une colline, d’un pic, d’une falaise, pour que ceux qui auraient eu une quelconque velléité de venir pourchasser sur leurs terres en soient dissuadés d’un seul coup d’œil. Sur ce point, c’est une réussite : ces forteresses n’ont guère été assiégées et aucun combat n’est venu accréditer leur invulnérabilité. Elles n’ont servi à rien en somme, sauf à montrer qu’on était riche, puissant, intouchable. Qu’on avait des milliers de serfs à disposition pour faire la guerre, pour édifier des châteaux imprenables, pour cultiver les terres qui appartenaient à celui qui se terrait dans sa salle d’armes, là tout en haut, face à lui-même et à ses terreurs d’être un jour jeté du haut de sa tour par les gueux devenus vindicatifs ou par un seigneur plus puissant encore.
 Plus tard, lassés de ces forteresses ruineuses et inutiles, les rois ont décidé de faire construire des châteaux d’agrément, de loisirs. De beaux châteaux où l’on chantait, où l’on dansait, où l’on marivaudait dans les jardins amoureusement dessinés. Bizarrement, ceux-là sont restés debout et les visiteurs d’aujourd’hui s’y pressent plus nombreux encore que dans les ruines d’anciennes forteresses. L’amour plutôt que la guerre. La beauté plutôt que l’efficacité. Une architecture d’agrément plutôt que de défense. Nos hommes d’état devraient y songer avant d’ériger des murs de protection contre des envahisseurs en haillons. Murs d’aujourd’hui aussi inutiles que ceux d’hier.  



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