Ces
édifices monumentaux sont aujourd’hui admirés, on lève la tête pour noter
l’ogive parfaite, la courbure qui fait toute la différence entre roman et
gothique, l’arc boutant remarquable. La plupart de leurs pierres ne sont plus
d’origine car chacune de ces forteresses a pâti de la curée du peuple venu
quérir son dû après l’abolition des privilèges. Il a pris pierre après pierre
pour construire ses maisons, après avoir travaillé des années, esclaves
volontaires, pour les édifier sous les ordres de contremaîtres, les transporter
sur ces chemins sinueux à peine visibles aujourd’hui, les portant sur le dos ou
sur celui du mulet jusqu’à épuisement. Juste retour des choses.
Le
visiteur s’attarde sur un reste de cheminée, qui paraît encore si grande… sur
une meurtrière, de conception si parfaite pour l’époque, alors même
qu’aujourd’hui on a l’impression qu’elle ne sert pas vraiment à grand-chose… le
visiteur tente d’imaginer des scènes de combats à l’épée dans ces escaliers à
vis, si étroits, si manifestement peu faits pour les attaques autres que celles
que se font les amants par espièglerie, qui se cachent pour mieux se trouver et
tomber dans les bras l’un de l’autre. Mais non, on nous dit que ces escaliers qui
tournent sur la droite étaient pensés pour que l’assaillant, gêné sur sa main
droite par le pas de vis pour batailler à l’épée, finisse par passer l’arme à gauche et ainsi se faire
tuer par le défenseur, qui peut alors facilement lui passer le fil de son épée
du côté du coeur, dévoilé et sans bouclier. Les rares gauchers de l’époque
étaient donc des vainqueurs potentiels, par surprise.
Les
architectes étaient de fins stratèges nous dit-on et ne pensaient que défense,
attaques, surveillance, corridors secrets, murs épais et puits protégés. Les
salles les plus importantes étaient les salles d’armes, les salles de garde, où
l’on mangeait, où l’on priait, où tout était prévu pour diriger les opérations
de guerre.
Les
seigneurs qui commandaient ces châteaux-forts étalaient ainsi leur puissance à
la face du monde : en haut d’une colline, d’un pic, d’une falaise, pour
que ceux qui auraient eu une quelconque velléité de venir pourchasser sur leurs
terres en soient dissuadés d’un seul coup d’œil. Sur ce point, c’est une
réussite : ces forteresses n’ont guère été assiégées et aucun combat n’est venu
accréditer leur invulnérabilité. Elles n’ont servi à rien en somme, sauf à
montrer qu’on était riche, puissant, intouchable. Qu’on avait des milliers de
serfs à disposition pour faire la guerre, pour édifier des châteaux
imprenables, pour cultiver les terres qui appartenaient à celui qui se terrait
dans sa salle d’armes, là tout en haut, face à lui-même et à ses terreurs
d’être un jour jeté du haut de sa tour par les gueux devenus vindicatifs ou par
un seigneur plus puissant encore.
Plus
tard, lassés de ces forteresses ruineuses et inutiles, les rois ont décidé de
faire construire des châteaux d’agrément, de loisirs. De beaux châteaux où l’on
chantait, où l’on dansait, où l’on marivaudait dans les jardins amoureusement
dessinés. Bizarrement, ceux-là sont restés debout et les visiteurs
d’aujourd’hui s’y pressent plus nombreux encore que dans les ruines d’anciennes
forteresses. L’amour plutôt que la guerre. La beauté plutôt que l’efficacité.
Une architecture d’agrément plutôt que de défense. Nos hommes d’état devraient
y songer avant d’ériger des murs de protection contre des envahisseurs en
haillons. Murs d’aujourd’hui aussi inutiles que ceux d’hier.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire