En
général, j’aime bien qu’on me regarde dans les yeux quand on me parle. C’est
être franc du collier, on sait où on va et à qui on a affaire. Mais là,
franchement, j’peux pas. J’ai beau faire des efforts en m’appliquant, j’y
arrive pas. Ces yeux chassieux, bigleux qui me regardent… ou qui ne me
regardent pas, d’ailleurs, ça fait 20 minutes que j’arrive pas à savoir. C’est
à moi qu’elle s’adresse ou à l’autre consommateur assis au comptoir ? Comment
savoir, on boit la même chose et quand l’un fait claquer ses doigts pour en
redemander un autre, elle remplit les deux verres. Quand j’ai vu, j’bois double
disait l’autre. Mais elle, elle voit rien ou alors pas la même chose que moi.
Je penche un peu la tête, elle sourit. Je regarde en l’air, elle continue de
sourire. Elle voit rien je vous dis. Ou elle voit tout en double et c’est moi
qui m’embrouille. Je voudrais commander autre chose pour voir si elle nous sert
en même temps, pour voir si elle nous distingue l’un de l’autre ou si, se
mélangeant entre le consommateur de droite et celui de gauche, ses deux yeux
n’en distinguent qu’un seul, vague silhouette un peu floue qu’elle sert et
ressert toute la nuit. Soudain je pouffe : comment va t’elle nous rendre
la monnaie ? Comment compte t’elle
ces sacrées pièces que même un ivrogne comme moi a du mal déjà à
distinguer ? Je ris tout seul. Mon collègue de comptoir, mauvais joueur,
lance un billet en lançant un : gardez la monnaie. Fastoche. Ou alors il a
l’habitude et sait d’avance que sa monnaie est perdue. Elle le regarde partir
avec les yeux brouillés. Ou c’est peut-être moi qu’elle cherche du regard,
allez savoir. J’arrive pas à la regarder dans les yeux alors je les noie dans
mon verre. Ca vaut peut-être mieux.
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