- Si t’es crevé, marche à pied !
C’était
la 3ème fois que je passais devant une « sucette », dont l’affichage
hebdomadaire vantait les mérites de la marche à pied, pour aller au travail,
pour aller faire les courses, avec comme objectif le bien être de l’organe cher
à Saint-Valentin et du trou de la Sécu qui ne faisait plus recette. Bon, je
suppose que le vélo avait exactement les mêmes effets bénéfiques, mais passons.
Le lobbying des fabricants de chaussures était sûrement meilleur que celui des
petites reines. Moi, j’avais opté pour le vélo depuis déjà pas mal de temps et
jusque là, je ne m’en étais pas porté plus mal, malgré quelques petits matins
maussades et certains retours pluvieux. L’hiver, c’était un peu la galère mais le
reste de l’année, c’était vraiment agréable d’avoir le nez en l’air et pas
collé au pare brise. Mais aujourd’hui, c’était pas pareil…
Les slogans qui marchent, ça a la vie dure :
ça faisait déjà la 5ème fois qu’on me
lançait le slogan à la figure, tandis que je ramenais mon vélo, à pied
évidemment, puisque j’avais crevé à hauteur du port de l’Embouchure, sur le
Canal du Midi, sans aucun outil de réparation, même d’urgence, qui m’aurait
permis de rentrer chez moi sans me faire remarquer et sans entendre cette
ritournelle entêtante un peu simplette. Ben oui, quand on a crevé, on marche à
pied. Le seul avantage que je voyais à cette situation de marcheur malgré moi,
c’est que mon esprit vagabondait plus librement. J’écoutais les bruits de la rue, de la ville,
bien plus intensément qu’en pédalant. Les pêcheurs à la ligne que je n’avais
jamais pris le temps de regarder lors de mes passages pourtant quotidiens
m’avaient paru moins bourrus, plus sympas. A mon passage, ils n’avaient pas
rigolé. Pardi, eux aussi savaient ce que c’était de revenir bredouilles. Les entendre râler sur le chien vagabond qui
sautait dans l’eau, juste devant le bouchon,
après avoir plongé le museau dans leur panier à poisson était un vrai
régal. Le chien, après avoir nagé un peu, remontait sur les berges en
s’ébrouant n’importe comment. Les passants sursautaient, surpris, et
s’écartaient un peu. Surtout les filles en robe plus ou moins courte, qui
poussaient un petit cri avant de s’éloigner. C’était vraiment plaisant à
regarder. J’avançais toujours, sans trop
flâner, sans me retourner, car le chemin était encore long. Je riais tout seul
en pensant aux pêcheurs. La vibration d’une sonnette stridente m’a fait lever
la tête et j’ai à peine eu le temps de me ranger : une tribu de tandems en file
indienne, chevauchés par des gens aux accoutrements bizarrement colorés, m’a
croisé tellement vite que j’ai dû me frotter les yeux pour être sûr de n’avoir
pas rêvé. Pantois, je suis resté immobile et silencieux mais j’ai finalement
compris au passage d’un retardataire : un pilote, harnaché et coloré, gardait
le cap et derrière, un jeune ou moins jeune, aveugle ou déficient mental,
jouissait de tout : de la vitesse, du vent qui lui chatouillait les narines, de
faire bouger ses jambes, de se mouvoir sans les contraintes habituelles et
surtout d’aller vite, comme jamais il ne pouvait le faire, surtout à pied. Ce bonheur de les voir si heureux, l’un
devant, l’autre derrière, pédalant en rythme, m’a fait soudain réaliser que ce
plaisir si simple m’avait un peu quitté depuis quelque temps. Mon vélo était
devenu un moyen de locomotion comme un autre, même s’il restait silencieux et
propre. Je voulais arriver vite, je ne prenais plus le temps de regarder ce
qu’il se passait autour de moi, sur la piste, à côté, dans les arbres, sur les
trottoirs. Je ne regardais plus rien que l’objectif : arriver le plus vite
possible. Est-ce que c’était ça, choisir de se déplacer autrement ? Un peu
interloqué, je me suis assis sur un banc et je suis resté un moment à réfléchir,
immobile. J’ai regardé la vie filer, au rythme du Canal, qui coulait
paresseusement. Le Canal n’était pas pressé. Il traversait la ville depuis
bientôt 350 ans, bien avant la révolution du vélo, et serait sûrement encore là
une fois que ceux-là auront été remplacés par des machines sans roues, surtout
sans pneus, qui crèvent sans crier gare. Je me voyais, chevauchant une sorte de
robot à énergie solaire, qui s’élèverait à quelques centimètres au dessus du
sol et qui pourrait traverser les rivières mugissantes sans attendre les ponts.
La ville entière sans voiture, sans bruit, avec juste ces milliers de machines
colorées et silencieuses, se croisant dans tous les sens. Bon, c’est de la
science fiction, mais lorsqu’a germé dans le cerveau de Monsieur Riquet l’idée
de percer un Canal, est-ce que ce n’était pas de la science fiction ? Quelques centaines d’années après, combien de
personnes vivaient leur quotidien dans la science fiction d’alors ? Malgré tout, je rêvais à un Canal bordé
d’arbres, aux berges vivantes et parsemées de fleurs plutôt que de canettes
jetées à la va-vite. Je rêvais à des voies larges et silencieuses, où des gens
pourraient se promener lentement, au même rythme que cette eau paresseuse. Tel que l’avait rêvé Riquet, j’en étais sûr.
J’arrivais
aux abords de la gare, toujours bruyante, toujours étrangement enveloppée d’une
foule affairée, changeante, d’une faune colorée, souvent chargée de bagages
rutilants ou de cabas plus ou moins utiles, une foule vagabonde, pressée ou
oisive, en retard d’un train ou en avance sur son temps, allez savoir. Ce jour
là, je n’ai pas entendu de notes s’échapper d’un piano posé presqu’au hasard
dans le hall de gare ; celles que j’entendais provenaient d’un téléphone
portable au volume sonore poussé à fond. Une « bande de jeunes » se poussait du
coude en écarquillant les yeux devant l’un d’entre eux, qui s’était mis à
danser de manière sauvage, hachée, inquiétante. Malgré moi, j’étais fasciné et
je m’arrêtais à leur hauteur. Le smartphone crachait un son métallique
quasiment inaudible mais le jeune Noir aux cheveux entortillés scandait une
danse au rythme de cette musique, avec cet air ensorcelant qui depuis ne me
quitte plus :
La
vie c’est pas une poésie
C’est
pas un opéra bouffe, ma jolie
Où
la fille aux longs cheveux sexy
Voit
son galant un peu transi
L’emporter
loin de ce pays
Si
peu chantant, pas très accueillant
Un
pays en paix pourtant depuis si longtemps
Peut-être
pour ça qu’il est vieillissant
Qu’il
refuse les réfugiés aux yeux bridés
A
la peau basanée ou abîmée
Bref
tous ceux qui portent pas ce qu’il faut
Chapkas,
turbans, ou voile enveloppant
Les
va nu pieds, les étrangers, les expatriés
Du
sud, de l’est, quelle importance
C’est
l’ailleurs qui vous fait peur
Mais
c’est ici que moi aussi je vis
La
danse s’est arrêtée d’un seul coup, la musique aussi et la bande s’est
éclipsée, avant même que je comprenne qu’un gyrophare bleu étincelait au loin.
J’étais vraiment pas dans le coup. Bien ancré dans mes habitudes, dans ma
petite vie tranquille, à foncer chaque matin faire ma part de travail, apporter
ma pierre à ce bel édifice déjà peut-être entrain de s’écrouler. J’avais un
coup de barre, une petite déprime qui me gagnait et je me sentais vieux.
Bon,
fallait que je rentre quand même, surtout que le vent fraîchissait. J’étais pas
encore arrivé chez moi. Il me fallait encore passer lentement devant les
bateaux-restos et quelques péniches habitées, maisonnettes flottantes avec
boîte à lettres et jardinet. Passer sous une passerelle pas vraiment légère et
un pont à qui il ne restait de demoiselle que le nom. Plus personne aux
alentours pour racoler les passants attardés comme moi, mais chacun les yeux
rivés aux pieds ou aux pédales, chacun passait sans se regarder et encore moins
se parler. J’arrivais enfin chez moi, déprimé. De la fenêtre je voyais les
grands arbres s’agiter, avec un bruissement familier, signe de vent, de
parapluies arrachés, de robes envolées et de folie entêtée. Quand est-ce que je partirai vers le grand
large ?
Nouvelle écrite pour le concours de nouvelles de La Maison du Vélo - édition 2016
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