mardi 10 mai 2016

Eloge de la lenteur


-          Si t’es crevé, marche à pied !
C’était la 3ème fois que je passais devant une « sucette », dont l’affichage hebdomadaire vantait les mérites de la marche à pied, pour aller au travail, pour aller faire les courses, avec comme objectif le bien être de l’organe cher à Saint-Valentin et du trou de la Sécu qui ne faisait plus recette. Bon, je suppose que le vélo avait exactement les mêmes effets bénéfiques, mais passons. Le lobbying des fabricants de chaussures était sûrement meilleur que celui des petites reines. Moi, j’avais opté pour le vélo depuis déjà pas mal de temps et jusque là, je ne m’en étais pas porté plus mal, malgré quelques petits matins maussades et certains retours pluvieux. L’hiver, c’était un peu la galère mais le reste de l’année, c’était vraiment agréable d’avoir le nez en l’air et pas collé au pare brise. Mais aujourd’hui, c’était pas pareil…
 Les slogans qui marchent, ça a la vie dure : ça faisait déjà la 5ème fois  qu’on me lançait le slogan à la figure, tandis que je ramenais mon vélo, à pied évidemment, puisque j’avais crevé à hauteur du port de l’Embouchure, sur le Canal du Midi, sans aucun outil de réparation, même d’urgence, qui m’aurait permis de rentrer chez moi sans me faire remarquer et sans entendre cette ritournelle entêtante un peu simplette. Ben oui, quand on a crevé, on marche à pied. Le seul avantage que je voyais à cette situation de marcheur malgré moi, c’est que mon esprit vagabondait plus librement.  J’écoutais les bruits de la rue, de la ville, bien plus intensément qu’en pédalant. Les pêcheurs à la ligne que je n’avais jamais pris le temps de regarder lors de mes passages pourtant quotidiens m’avaient paru moins bourrus, plus sympas. A mon passage, ils n’avaient pas rigolé. Pardi, eux aussi savaient ce que c’était de revenir bredouilles.  Les entendre râler sur le chien vagabond qui sautait dans l’eau, juste devant le bouchon,  après avoir plongé le museau dans leur panier à poisson était un vrai régal. Le chien, après avoir nagé un peu, remontait sur les berges en s’ébrouant n’importe comment. Les passants sursautaient, surpris, et s’écartaient un peu. Surtout les filles en robe plus ou moins courte, qui poussaient un petit cri avant de s’éloigner. C’était vraiment plaisant à regarder. J’avançais toujours,  sans trop flâner, sans me retourner, car le chemin était encore long. Je riais tout seul en pensant aux pêcheurs. La vibration d’une sonnette stridente m’a fait lever la tête et j’ai à peine eu le temps de me ranger : une tribu de tandems en file indienne, chevauchés par des gens aux accoutrements bizarrement colorés, m’a croisé tellement vite que j’ai dû me frotter les yeux pour être sûr de n’avoir pas rêvé. Pantois, je suis resté immobile et silencieux mais j’ai finalement compris au passage d’un retardataire : un pilote, harnaché et coloré, gardait le cap et derrière, un jeune ou moins jeune, aveugle ou déficient mental, jouissait de tout : de la vitesse, du vent qui lui chatouillait les narines, de faire bouger ses jambes, de se mouvoir sans les contraintes habituelles et surtout d’aller vite, comme jamais il ne pouvait le faire, surtout à pied.  Ce bonheur de les voir si heureux, l’un devant, l’autre derrière, pédalant en rythme, m’a fait soudain réaliser que ce plaisir si simple m’avait un peu quitté depuis quelque temps. Mon vélo était devenu un moyen de locomotion comme un autre, même s’il restait silencieux et propre. Je voulais arriver vite, je ne prenais plus le temps de regarder ce qu’il se passait autour de moi, sur la piste, à côté, dans les arbres, sur les trottoirs. Je ne regardais plus rien que l’objectif : arriver le plus vite possible. Est-ce que c’était ça, choisir de se déplacer autrement ? Un peu interloqué, je me suis assis sur un banc et je suis resté un moment à réfléchir, immobile. J’ai regardé la vie filer, au rythme du Canal, qui coulait paresseusement. Le Canal n’était pas pressé. Il traversait la ville depuis bientôt 350 ans, bien avant la révolution du vélo, et serait sûrement encore là une fois que ceux-là auront été remplacés par des machines sans roues, surtout sans pneus, qui crèvent sans crier gare. Je me voyais, chevauchant une sorte de robot à énergie solaire, qui s’élèverait à quelques centimètres au dessus du sol et qui pourrait traverser les rivières mugissantes sans attendre les ponts. La ville entière sans voiture, sans bruit, avec juste ces milliers de machines colorées et silencieuses, se croisant dans tous les sens. Bon, c’est de la science fiction, mais lorsqu’a germé dans le cerveau de Monsieur Riquet l’idée de percer un Canal, est-ce que ce n’était pas de la science fiction ?  Quelques centaines d’années après, combien de personnes vivaient leur quotidien dans la science fiction d’alors ?  Malgré tout, je rêvais à un Canal bordé d’arbres, aux berges vivantes et parsemées de fleurs plutôt que de canettes jetées à la va-vite. Je rêvais à des voies larges et silencieuses, où des gens pourraient se promener lentement, au même rythme que cette eau paresseuse.  Tel que l’avait rêvé Riquet, j’en étais sûr.
J’arrivais aux abords de la gare, toujours bruyante, toujours étrangement enveloppée d’une foule affairée, changeante, d’une faune colorée, souvent chargée de bagages rutilants ou de cabas plus ou moins utiles, une foule vagabonde, pressée ou oisive, en retard d’un train ou en avance sur son temps, allez savoir. Ce jour là, je n’ai pas entendu de notes s’échapper d’un piano posé presqu’au hasard dans le hall de gare ; celles que j’entendais provenaient d’un téléphone portable au volume sonore poussé à fond. Une « bande de jeunes » se poussait du coude en écarquillant les yeux devant l’un d’entre eux, qui s’était mis à danser de manière sauvage, hachée, inquiétante. Malgré moi, j’étais fasciné et je m’arrêtais à leur hauteur. Le smartphone crachait un son métallique quasiment inaudible mais le jeune Noir aux cheveux entortillés scandait une danse au rythme de cette musique, avec cet air ensorcelant qui depuis ne me quitte plus :
La vie c’est pas une poésie
C’est pas un opéra bouffe, ma jolie
Où la fille aux longs cheveux sexy
Voit son galant un peu transi

L’emporter loin de ce pays
Si peu chantant, pas très accueillant
Un pays en paix pourtant depuis si longtemps
Peut-être pour ça qu’il est vieillissant

Qu’il refuse les réfugiés aux yeux bridés
A la peau basanée ou abîmée
Bref tous ceux qui portent pas ce qu’il faut
Chapkas, turbans, ou voile enveloppant

Les va nu pieds, les étrangers, les expatriés
Du sud, de l’est, quelle importance
C’est l’ailleurs qui vous fait peur
Mais c’est ici que moi aussi je vis

La danse s’est arrêtée d’un seul coup, la musique aussi et la bande s’est éclipsée, avant même que je comprenne qu’un gyrophare bleu étincelait au loin. J’étais vraiment pas dans le coup. Bien ancré dans mes habitudes, dans ma petite vie tranquille, à foncer chaque matin faire ma part de travail, apporter ma pierre à ce bel édifice déjà peut-être entrain de s’écrouler. J’avais un coup de barre, une petite déprime qui me gagnait et je me sentais vieux.
Bon, fallait que je rentre quand même, surtout que le vent fraîchissait. J’étais pas encore arrivé chez moi. Il me fallait encore passer lentement devant les bateaux-restos et quelques péniches habitées, maisonnettes flottantes avec boîte à lettres et jardinet. Passer sous une passerelle pas vraiment légère et un pont à qui il ne restait de demoiselle que le nom. Plus personne aux alentours pour racoler les passants attardés comme moi, mais chacun les yeux rivés aux pieds ou aux pédales, chacun passait sans se regarder et encore moins se parler. J’arrivais enfin chez moi, déprimé. De la fenêtre je voyais les grands arbres s’agiter, avec un bruissement familier, signe de vent, de parapluies arrachés, de robes envolées et de folie entêtée.  Quand est-ce que je partirai vers le grand large ?
 Nouvelle écrite pour le concours de nouvelles de La Maison du Vélo - édition 2016

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