Au marché d’un dimanche matin, en vaguant autour des étals bourrés de livres d’occasion, j’ai encore remarqué les mille et une petites choses laissées dans les livres par les précédents propriétaires, qui ne les ont pas réouverts avant de s’en débarrasser. Vaut mieux ne pas chercher à savoir pourquoi mais plutôt imaginer une autre histoire :
C’était une
vieille dame qui aimait les bibliothèques. Toutes les bibliothèques. Même
celles qui étaient encore à l’ancienne mode et qu’elle avait fréquentées dans
sa jeunesse. C’était alors des bibliothèques de quartiers ou de village, c’est
à dire des salles communes désaffectées, un peu miteuses, toujours froides
comme des églises. Elles avaient des étagères même pas réglementaires, des
vieux casiers retrouvés par la mairie dans quelque fond d’atelier moisi et
récupérés pour faire du culturel pas cher. On sait que le culturel ne rapporte
pas un rond, alors c’était investissement minimum pendant le plus longtemps
possible. Même le fonds était parfois un peu moisi… Elle y allait quand même
chaque semaine et fouinait dans les rayons qu’elle finissait par connaître par
cœur. Le fonds était souvent géré par des bénévoles et le délai de prêt était
inscrit sur des fiches carton, à l’ancienne mode, au stylo bic, c’était déjà
comme ça quand elle était petite. Longtemps ces rayonnages lugubres furent ses
seuls compagnons de lectures, mais les pépites trouvées au beau milieu d’un
fatras de vieilles pages jaunies et de couvertures racornies restaient quand
même des pépites. Oh, elle adorait
bien entendu aller fouiller aussi dans les librairies, pas moisies du tout et
avec des piles de nouveautés en exergue, mais les livres neufs coûtent cher et
la vieille dame n’était pas riche.
Un beau matin,
la « bibliothèque » fermait pour travaux et quelques mois plus tard,
une nouvelle salle était inaugurée. C’était une vraie bibliothèque avec des
rayonnages conçus exprès et plusieurs salles de lecture, avec des ordinateurs
et des fauteuils, avec des poufs ou des coussins pour les plus petits, avec des
livres et des bandes dessinées mais aussi des disques, des journaux et avec de
vrais bibliothécaires. Oh elle ne
regrettait pas l’ancienne, non, elle préférait pouvoir s’asseoir pour prendre
son temps, pour mieux choisir, s’asseoir devant des fenêtres qui donnaient de
la lumière et non pas dans un couloir de salle d’attente sombre et malcommode
pour des yeux vieillissants. Pourtant il y avait comme un petit quelque chose
ressenti parfois, surtout lorsqu’elle tombait sur un(e) bibliothécaire, qui
pour être vrai(e), n’en était pas moins peu avenant(e).
Un peu plus tard,
la bibliothèque était mise en « réseau », ce qui faisait que l’on
pouvait accéder, d’un simple clic d’ordinateur, à l’ensemble du catalogue de la
médiathèque municipale, tous les auteurs, tous les titres, tous les livres
reliés par la magie informatique… Oui bien sûr c’était vraiment génial et comme
les autres, elle s’était mise un peu à l’informatique mais cela voulait dire
aussi qu’il n’y avait plus de dialogue avec les bénévoles, plus de découvertes
partagées, plus de conseils avisés, plus de discussions âpres sur le dernier
livre de Machin… On n’entendait plus un bruit, les enfants comme les adultes
les yeux rivés sur les écrans et le casque sur les oreilles.
Encore un peu
plus tard, les machines automatiques à lecture optique remplaçaient le personnel
chargé d’enregistrer les retours de livres. On entrait et sortait de ces
grosses médiathèques comme d’un supermarché, client anonyme muni d’une carte à
puce. On pouvait ramener ses livres à toute heure du jour et de la nuit,
puisque plus une personne humaine ne vous prenait le livre des mains en vous
demandant s’il vous avait plu, celui-là, à vous aussi ?
Même, parfois,
les médiathèques, ainsi nommées sur le projet municipal pour toucher les
subventions, n’en avaient que le nom, car en réalité, c’était toujours de
vraies bibliothèques de quartier, aussi peu riches en variété et en nombre de
titres disponibles.
Pourtant, elle
trouvait toujours agréable de se promener entre les rayons et elle n’aimait
rien tant que déambuler la tête penchée du côté du sens de lecture de la
tranche des livres (pourquoi les titres des livres ne sont ils pas TOUS dans le
même sens de lecture ?) et elle déchiffrait des titres qu’elle jugeait
passe-partout, ou inquiétants, ou alors drôles et pleins de promesses. Elle lisait
des noms d’écrivains, inconnus ou pas, prolifiques ou non, elle le devinait au
linéaire réservé à celui-ci, une pleine étagère, alors que celui-là n’avait
qu’un seul titre disponible, sur le rayon et dans le catalogue. Comment peut-on
n’écrire qu’un seul livre durant toute sa vie se demandait-elle ? Surtout
lorsque ce seul livre lui était apparu miraculeux, formidable… hé bien non,
l’auteur s’était arrêté net, malgré le succès de son premier livre et avait
décidé de faire autre chose de sa vie. Tant pis pour les lecteurs frustrés.
D’autres par
contre avaient cru trouver le filon et alignaient régulièrement la suite de la
saga, sans se douter que les lecteurs ne suivaient plus vraiment depuis le 5ème
volume, sauf les inconditionnels, mais qui reste inconditionnel d’une histoire
qui dure 20 ans à raison d’un volume tous les ans ? Elle n’en connaissait
pas. Du neuf, du neuf, de l’inédit !
Mais ce n’était
pas les bibliothèques, qu’elle collectionnait. Elle avait découvert, par
hasard, que les gens, les emprunteurs, ses homologues en quelque sorte,
oubliaient toutes sortes de choses dans les livres qu’ils empruntaient et elle
avait décidé un beau jour de les garder. De les collectionner, non pas derrière
une vitrine comme les objets de collection précieux qu’elle avait vus chez
certaines personnes mais comme une partie de vie secrète.
Au début elle
avait plutôt trouvé amusant, parfois attendrissant, de garder ces quelques
laissés pour compte entre les pages, mais au bout du compte elle s’était dit
que ça pouvait être important, de conserver ces objets perdus, égarés entre les
pages du livre pas fini, pas lu, juste commencé. Ca pouvait faire une histoire.
Une histoire de papiers perdus, d’objets trouvés. Elle les avait entassés
d’abord dans une vieille boîte à chaussure, puis dans un tiroir (sans clef),
enfin elle s’était décidée à remplir un grand cahier, chaque objet sur sa page
blanche, avec indiqué le jour de la trouvaille et de quel livre il était sorti.
Et sa « collection » était devenue volumineuse au fil du temps passé
à fréquenter les bibliothèques. Pourtant elle ne gardait que les choses
trouvées au hasard des lectures et ne feuilletait jamais les volumes avant
emprunt, pour savoir si elle allait agrandir sa collection ou non. Il n’était
pas question de tricher, d’ailleurs, ça aurait servi à quoi ? Peut être
même avait-elle négligé certains objets quand elle n’était pas allée au bout de
sa lecture, au hasard d’un livre ennuyeux ou incompris. Mais, pas vu pas pris,
telle était sa devise de collectionneuse.
Parfois elle se
laissait aller à un brin de nostalgie et feuilletait sa collection, fouillait
dans la masse de menues choses, encore émue par certaines de ses
découvertes :
- un trèfle à 4 feuilles (oui ! comment avait-on pu l’oublier ? ou justement c’était que le livre avait porté chance et qu’on voulait qu’il continue ?). Elle avait vérifié, c’était un vrai.
- De nombreuses fleurs séchées, jaunes la plupart du temps, qu’on avait dû mettre là pour le temps de séchage et oublier au moment de rendre le livre, qui n’était pas un herbier… Ou peut-être le liseur était-il en pique-nique bucolique et en rêvant, entre sieste et lecture, avait-il cueilli une tendre fleur pour faire office de marque page.
- également des listes de courses, très intéressant les listes de courses d’autrui, ça peut permettre de compléter la nôtre, d’essayer de deviner l’âge de celui ou celle qui l’a écrit en analysant les produits indiqués, de voir que certains produits sont immuables, comme le pain ou le café. Parfois on se demande si ce n’est pas la NOTRE… Comme on se ressemble, chers inconnus.
- Une carte postale d’une île quelconque, ensoleillée, sans adresse, avec des nouvelles de quelque séjour lointain. Avait-elle été envoyée ? ou reçue ? ou jamais envoyée et gardée comme marque-page comme pour, à chaque lecture, se remémorer le séjour sur cette île verte ou bleue et où l’on ne reviendra jamais ?
- Des tickets d’emprunts de livres, avec le nom et le prénom de la personne et la liste de ce qu’elle avait empruntée ce jour là. Enfin, ces tickets là, elle les avait juste depuis les enregistrements numériques. Cela l’avait intéressée car on reconnaît les ouvrages qu’on a lus, ceux qu’on a aimés, ceux dont les titres sont étonnants et donnent envie de les emprunter la prochaine fois (c’est par ce biais qu’elle avait eu envie de lire «l’homme qui prenait sa femme pour un chapeau »)
- Des lettres, des lettres d’amour (entières), des mots doux, des mots utiles (je t’ai laissé à manger dans le frigo, à ce soir), des post-it avec des hiéroglyphes, des volutes de stylo qu’on griffonne de manière automatique lorsqu’on est au téléphone la plupart du temps, des refus polis d’embauche suite à un entretien, des candidatures jamais envoyées, des numéros de téléphone, des adresses de plombier, des mots effacés, illisibles, qu’on cherche en vain à déchiffrer
- Des vieilles ordonnances, témoignages de vieilles affections douloureuses, oubliées dans les pages de celui qui avait pourtant aidé à accompagner une convalescence peut être trop longue et ennuyeuse
- Une photo d’enfants en vacances, une en noir et blanc d’une maison sous la neige, une à moitié déchirée avec une date « 1997 » au dos, écrite au stylo bleu.
- Des programmes de spectacles où peut-être on est allé, peut-être pas
- Des tickets de métro, de bus, de tramway, ce qui prouve qu’on lit beaucoup en transports en commun
Et beaucoup, beaucoup d’autres choses encore…
Ces morceaux de vies qui n’étaient pas la sienne, qui ne lui appartenaient pas sauf pour ce partage non su, non voulu, des mêmes lectures, des mêmes imaginaires pendant le court instant consacré à la lecture du même livre, lui arrachaient toujours un léger sourire lorsqu’elle pensait peut-être un jour, proposer à sa jeune amie, bibliothécaire dans une petite ville de province, que cette mini collection soit exposée durant quelques semaines. Qui sait ? Les personnes, les lecteurs, en regardant les objets exposés se rappelleraient peut être les leurs, objets perdus au fil des années, objets oubliés mais qui dès qu’on les revoit, font ressurgir l’époque, la date, le lieu, l’autre personne avec qui on était au moment où on a lu ce livre.
Elle rêvait que tous ces lecteurs, émus, pourraient aussi avoir envie de les raconter, ces instants oubliés, ces heures passées en compagnie de ce livre, qui sera ensuite toujours lié à un moment de leur vie, comme une chanson. Ils raconteraient alors ces moments d’émotion, de partage, de solitude, de découverte. Ils en parleraient, troublés et on pourrait même, pourquoi pas ? En faire un livre !
- également des listes de courses, très intéressant les listes de courses d’autrui, ça peut permettre de compléter la nôtre, d’essayer de deviner l’âge de celui ou celle qui l’a écrit en analysant les produits indiqués, de voir que certains produits sont immuables, comme le pain ou le café. Parfois on se demande si ce n’est pas la NOTRE… Comme on se ressemble, chers inconnus.
- Une carte postale d’une île quelconque, ensoleillée, sans adresse, avec des nouvelles de quelque séjour lointain. Avait-elle été envoyée ? ou reçue ? ou jamais envoyée et gardée comme marque-page comme pour, à chaque lecture, se remémorer le séjour sur cette île verte ou bleue et où l’on ne reviendra jamais ?
- Des tickets d’emprunts de livres, avec le nom et le prénom de la personne et la liste de ce qu’elle avait empruntée ce jour là. Enfin, ces tickets là, elle les avait juste depuis les enregistrements numériques. Cela l’avait intéressée car on reconnaît les ouvrages qu’on a lus, ceux qu’on a aimés, ceux dont les titres sont étonnants et donnent envie de les emprunter la prochaine fois (c’est par ce biais qu’elle avait eu envie de lire «l’homme qui prenait sa femme pour un chapeau »)
- Des lettres, des lettres d’amour (entières), des mots doux, des mots utiles (je t’ai laissé à manger dans le frigo, à ce soir), des post-it avec des hiéroglyphes, des volutes de stylo qu’on griffonne de manière automatique lorsqu’on est au téléphone la plupart du temps, des refus polis d’embauche suite à un entretien, des candidatures jamais envoyées, des numéros de téléphone, des adresses de plombier, des mots effacés, illisibles, qu’on cherche en vain à déchiffrer
- Des vieilles ordonnances, témoignages de vieilles affections douloureuses, oubliées dans les pages de celui qui avait pourtant aidé à accompagner une convalescence peut être trop longue et ennuyeuse
- Une photo d’enfants en vacances, une en noir et blanc d’une maison sous la neige, une à moitié déchirée avec une date « 1997 » au dos, écrite au stylo bleu.
- Des programmes de spectacles où peut-être on est allé, peut-être pas
- Des tickets de métro, de bus, de tramway, ce qui prouve qu’on lit beaucoup en transports en commun
Et beaucoup, beaucoup d’autres choses encore…
Ces morceaux de vies qui n’étaient pas la sienne, qui ne lui appartenaient pas sauf pour ce partage non su, non voulu, des mêmes lectures, des mêmes imaginaires pendant le court instant consacré à la lecture du même livre, lui arrachaient toujours un léger sourire lorsqu’elle pensait peut-être un jour, proposer à sa jeune amie, bibliothécaire dans une petite ville de province, que cette mini collection soit exposée durant quelques semaines. Qui sait ? Les personnes, les lecteurs, en regardant les objets exposés se rappelleraient peut être les leurs, objets perdus au fil des années, objets oubliés mais qui dès qu’on les revoit, font ressurgir l’époque, la date, le lieu, l’autre personne avec qui on était au moment où on a lu ce livre.
Elle rêvait que tous ces lecteurs, émus, pourraient aussi avoir envie de les raconter, ces instants oubliés, ces heures passées en compagnie de ce livre, qui sera ensuite toujours lié à un moment de leur vie, comme une chanson. Ils raconteraient alors ces moments d’émotion, de partage, de solitude, de découverte. Ils en parleraient, troublés et on pourrait même, pourquoi pas ? En faire un livre !
La vieille dame qui aimait les bibliothèques s’est éteinte il y a quelques semaines maintenant. Sa jeune amie bibliothécaire s’est inquiétée de ne pas avoir de nouvelles et on l’a alors trouvée dans son fauteuil de « lecture », comme elle l’appelait, près de la fenêtre, les mains vides puisque la pile de bouquins à rendre était prête, sur la commode de l’entrée. La vieille dame n’avait pas d’enfants, plus de famille. Son amie s’est donc chargée de vider l’appartement après les obsèques, car le propriétaire souhaitait le récupérer le plus rapidement possible, pour le louer à nouveau.
Bien sûr elle est tombée sur la collection. Bien sûr elle a ouvert le grand cahier, a tourné les pages les unes après les autres. Bien sûr elle s’est mise à pleurer en se disant que cela lui ressemblait tellement, de faire cette collection un peu spéciale, un peu voleuse, légère et amoureuse. Cette vieille dame n’était pas seulement amoureuse des livres, mais de tout ce qui la rapprochait des lecteurs, d’une façon ou d’une autre. Avait-elle eu tant besoin d’amour ?
Il n’était pas possible de faire une exposition publique de cette collection privée. Elle sentait pourtant que c’est vraiment ce qu’aurait voulu son amie, alors elle a emporté le cahier, l’a installé sur la table d’accueil de sa bibliothèque de province, avec une carte de présentation très simple : « petits souvenirs d’une amoureuse de livres ».
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