mercredi 11 décembre 2013

Amour, toujours...

Jacques Brel le chantait aussi : ça fait du bien d'être amoureux... c'est vrai depuis avant la Renaissance et ça dure encore, la preuve en goguette :


Version originale (ou presque)

Tant que vivrai en âge florissant
Je servirai amour le dieu puissant
En faistz en dictz en chansons et accords
Par plusieurs jours m’a tenu languissant
Mais après deuil m’a fait réjouissant
Car j’ai l’amour de la belle au gent corps

Son alliance c’est ma fiance
Son cœur est mien le mien est sien
Fy de tristesse vive liesse
Puisqu’en amours
Puisqu’en amours a tant de bien

Quand je la veux servir et honorer
Quand par écrit veux son nom décorer
Quand je la vois et visite souvent
Les envieux n’en font que murmurer
Mais notre amour n’en saurait moins durer
Autant ou plus en emporte le vent

Malgré envie toute ma vie
Je l’aimerai et chanterai
C’est la première c’est la dernière
Que j’ai servie que j’ai servie et servirai

Claudin de Sermisy (1490-1562)


 Version sous-titrée (XXIème siècle)

Tant que je s’rai encore vert et galant
J’kifferai l’amour, c’est vraiment trop planant
Le faire le dire partout sur tous les tons
J’ai trop longtemps attendu ce moment
Mais enfin j’y suis vraiment arrivé
J’l’ai eu c’te fille, une merveille de p’tit corps

J’suis accroché, presque marié
On s’aime trop, on est accro
Je n’suis plus triste, trop gai l’artiste
Etre amoureux, être amoureux ça fait trop de bien

Quand j’veux la voir, l’embrasser et l’aimer
Quand j’lui envoie des textos calibrés
Quand j’vais chez elle dès ses parents partis
Tous les voisins commencent à la ramener
Mais on s’en fout on est si bien au lit
On en profite tant que ça veut bien durer

M’en fous d’ces vieux, c’est elle que j’veux
Pour toute la vie, sans un radis,
C’est elle que j’aime, ma seule reine
De mes vingt ans, et pourquoi pas encore longtemps









mardi 3 décembre 2013

Du vent dans l'escarcelle_3


J’habite 48 place de l’Echafaud. Avec un E majuscule, parce qu’à l’époque, c’était quelque chose, un vrai spectacle, où l’on était admis à tout âge, sans restriction. On devait y arriver tôt, sur la place, pour avoir une chance d’y apercevoir quelque chose. Mais ensuite, on pouvait déguster : arrivée des condamnés en charrette, liés et serrés de près par la maréchaussée ; découpage du col de chemise et balayage des cheveux trop longs ; montée de l’escalier en bois, et à genoux, hop, glisse la lame, tombe la tête, on passe au suivant.
Je ne sais même pas pourquoi j’explique tout ça alors que j’ai toujours été dans le rejet de toute violence. Au fur et à mesure de mes études, de ma prise de conscience sociale et politique, j’ai lutté sans relâche contre toute forme de torture et la peine de mort. Etudiant, je distribuais des tracts et écrivais des billets pleins de fougue dans « La Gazette du droit », billets que je signais d’un pseudonyme, on ne sait jamais avec les profs en robe, ils auraient pu tout aussi bien me saquer aux oraux. Car il faut bien le dire, à l’époque, fin des années 60, la plupart étaient pour, ou ne se posait même pas la question. C’est peut-être différent aujourd’hui, encore que je n’en sois même pas sûr. Peu m’importe maintenant. J’ai rapidement compris qu’il fallait aller plus loin pour convaincre. J’ai commencé à fréquenter des milieux aux opinions tranchées mais pas en faveur de la tête, plutôt du condamné. Plus guère de personnes s’en souviennent, mais à l’époque, c’était inimaginable et on se serait fait cracher à la figure si on avait manifesté dans la rue pour ça. On restait donc entre nous, dans des bistrots enfumés, à imaginer le futur tel qu’on le rêvait.
Et puis j’ai fait une rencontre qui a changé ma vie. Qui a eu Monsieur Robert Badinter en cours de droit à l’université ne peut pas ne pas s’en souvenir, ne pas adhérer au moins en partie à ce qu’il nous disait, déjà, pour nous convaincre, étudiants et futurs avocats, magistrats, juges et peut être décideurs politiques. En tout cas, moi j’ai été subjugué, par les convictions, par l’homme, par sa manière d’être, toujours égal et maître de lui. Impossible d’être tout à fait contre ses idées, ou alors on n’assistait pas à ses cours, déjà trop rares.
Quand il est entré vraiment en politique, au gouvernement de gauche en 1981, j’avais déjà été plus militant qu’avocat au cours de mes études et dans la mouvance de ces années fastes, je suis moi aussi entré en politique, le plus jeune député de France et j’ai participé à tous les débats, houleux et passionnés, au sein de l’Assemblée nationale. Tout cela me semble loin, maintenant. Je n’ai plus jamais ressenti cette fougue, cet élan, que l’on a ressenti dans son combat contre la peine de mort. Dans aucun combat politique que j’ai mené, si courageux soit-il, même si nous étions souvent convaincus de ce que nous faisions, je n’ai autant vibré. Il me semblait que travailler pour de nouvelles libertés allait changer le monde, en tout cas ce vieux pays, qui pouvait adopter de telles réformes en si peu de temps. Il me semblait qu’on allait être le moteur de toute une constellation de pays européens qui nous suivraient, sur un chemin pavé de bonnes intentions.
Et l’enfer est arrivé.  Mon cousin, quasi un frère aîné, est mort et lorsque je suis allé à l’enterrement, sa femme m’a remis un colis. Elle a dit : c’est pour toi, de la part d’Ernest. Je ne sais pas ce qui est dedans, il m’a interdit de le lire. Je suppose que c’est le fruit de ses recherches généalogiques, tu sais comme il passait du temps là-dessus. Des recherches généalogiques ? Non je ne savais pas, il ne m’en avait jamais parlé, alors qu’on se racontait presque tout. J’ai compris pourquoi plus tard, quand j’ai enfin pu ouvrir cette grosse enveloppe. Après de nombreuses recherches, Ernest a découvert que nous sommes les descendants directs de la famille Sanson, bourreaux en France pendant plus de deux siècles. Henri-Clément Sanson avait certes des relations nombreuses avec des garçons, comme beaucoup, mais il a également eu le temps de faire quelques enfants à sa femme légitime. Personne ne s’en est occupé, car une fois destitué, le nom s’est perdu avec la fonction et on a trouvé ensuite d’autres fonctionnaires zélés pour faire office. Mais qu’à cela ne tienne, les papiers que j’avais sous les yeux ne laissaient place à aucun doute, j’étais, moi, l’un des petits fils d’un bourreau, de ceux qui ont mis à mort et guillotiné rois et gueux indifféremment.
Tout ce que j’avais fait jusque là n’avait servi à rien. Ecoeuré, j’ai tout arrêté. J’ai démissionné de mon siège de député, ce qui a fait le bonheur de ma suppléante. Je n’ai rien dit à personne, je suis allé me cacher à ma place, celle de l’Echafaud, mon antre. Je me suis réfugié avec pour seul soutien le fait qu’aucune famille, ni enfants, ni descendants ne me survivrait. J’ai brûlé tous les papiers, et lorsqu’on m’oubliera, cette lignée, enfin, s’éteindra à jamais.

lundi 25 novembre 2013

Passer le temps


Entendre le clic de la radio qui s’éveille
Se reconnecter au monde avant le  soleil
S’étonner du choix du programmateur le matin
Se lever finalement parce qu’il le faut bien
Laisser le lit défait, les fenêtres ouvertes
Choisir indifféremment l’habit que l’on va mettre
Descendre l’escalier, parfois fraiche et pimpante
Ou se laisser glisser déjà sur une mauvaise pente
Boire le café sans penser à rien
Vérifier le sac, tout y est bien
Fermer les portes sans s’en apercevoir
Dire au chat je reviendrai ce soir
Se rendormir un peu dans le bus, le métro
Sans lire les unes des journaux idiots
Arriver au bureau la première, trop tôt
Passer la matinée à faire son boulot
Sortir prendre l’air et respirer un peu
Sourire au sms envoyé par son amoureux
Repartir et puis finir en étant fatiguée
Avoir besoin d’un sas avant la 3ème journée
Se vautrer une heure à faire des mots croisés
A lire le journal ou à étudier
Ecouter les peines de mon étudiante préférée
La rassurer, la consoler puis la laisser filer
Envoyer quelques mails pour ne pas oublier
Les quelques amis eux aussi connectés
Remettre enfin au lendemain
Tout ce qui reste, c’est à dire presque rien
Sentir la fatigue et la vieillesse accumulées
Faire comme si c’était toujours l’été
L’été de mes seize ans, de la liberté
Alors qu’on a sans cesse les mains entravées
(Bages - mai 2011)

vendredi 15 novembre 2013

Du vent dans l'escarcelle_2


J’habite au 22 rue Christophe Colomb. Oh je sais, ça peut prêter à sourire, quand on sait que je ne peux pas bouger de mon lit, voire de mon fauteuil, les grands jours. J’ai 15 ans et je ne suis pas sûr d’arriver à 22. Ce n’est pas grave, Colomb a bien dû attendre d’avoir 40 ans avant de pouvoir réaliser son rêve. Les miens aussi sont nombreux et qui sait ?  Comme dit maman, tant qu’il y a de la vie… Je suis atteint d’une maladie dite « orpheline »,  quel drôle de nom. Heureusement, moi, je ne suis pas orphelin, c’est ce que dit toujours le Dr Heubert, qui vient chaque semaine. Quand ça ne va pas fort, ça fait pleurer maman, mais quand ça va bien, ça la fait sourire.  J’aime bien le Dr Heubert, il reste toujours calme et me dit que je dois essayer de vivre chaque instant intensément. M’accrocher à mes rêves, car s’il n’avait pas fait comme ça, Christophe Colomb ne serait arrivé à rien. J’essaie parfois de le croire mais quand je suis trop fatigué, je sais qu’aucune personne atteint de maladie telle que la mienne ne peut faire le tour du monde et encore moins en découvrir de nouveau.
D’autres fois, je me dis : Est-ce que c’est vraiment grave ? Aussi bien, depuis 1492,  tous les mondes sont connus et seuls les remèdes aux maladies orphelines restent encore à être découverts. Bien sûr, j’aurais aimé, par exemple, être le médecin qui finira par trouver ce qui ferait mon bonheur et aussi celui de maman. A la place, je me réfugie dans d’autres mondes, plus ou moins réels ceux-là. Mais ceux de Christophe Colomb aussi étaient imaginaires, tant qu’il n’a pas pu prouver que ce qu’il croyait était juste, et qu’il est revenu pour le dire. Qui y croyait à part lui-même ? Il a quand même réussi à convaincre et à partir. Il est arrivé au bout de ses rêves alors qu’au départ il n’avait rien, que des cartes, des récits de marins et l’intuition qu’il ne se trompait pas.  J’aimerais bien avoir aussi son courage de fer. Je n’y réussis pas toujours. Maman dit que ce n’est pas grave, que je dois faire juste du mieux que je peux. Peut-être que Christophe Colomb aussi avait juste envie de s’échapper, et n’en avait pas les moyens, comme moi. Parfois, maman aussi a envie de s’échapper, je le sais.  Quand elle écoute un certain morceau de Schubert, si mélancolique, ou quand elle regarde par la fenêtre, au loin,  là où son autre vie, celle à laquelle elle n’aura pas droit, celle qui est restée derrière elle, lui fait signe. Mais peu importe, j’ai appris à la laisser tranquille dans ces moments-là, enfin quand je peux.
Après tout, je n’ai pas tellement de choix. Ma vie se passe entre quatre murs et une fenêtre. Est-ce que les autres gens ont l’impression de choisir leur voie ? La mienne est toute tracée et celle de Maman, je l’ai déviée malgré moi. Elle s’en fiche quand on est complices. Quand ça va plus mal et qu’on se regarde en coin,  elle soupire un peu mais ça ne dure pas bien longtemps. Je ne connais pas ses rêves, elle n’en parle pas.  Je ne veux pas penser à d’autres choses, que je comprends mal et qui pourraient m’attrister. Je préfère m’évader et rêver.
Christophe Colomb rêvait d’être roi, moi pas. Pendant mes séjours à l’hôpital, j’aimerais bien être quelqu’un d’autre, loin de cet univers blanc et bruyant. Quand je suis dans ma chambre,  à la maison, c’est plus calme et des tas d’histoires me tiennent compagnie. Des livres, des bandes dessinées, et puis internet. Là, moi aussi, je pars à la recherche de nouveaux mondes, comme Christophe Colomb. Je navigue, je surfe, c’est moi le capitaine, qui décide d’aller par ici ou par là. Il y a des écueils, des pirates et des plages. Ma vie en ligne ne ressemble en rien à ma vie réelle, je ne sais pas laquelle est la moins virtuelle. Je peux découvrir l’Amérique et connaître les Indiens, je peux être en Inde et jouer au football américain. Mon avatar à moi se nomme Christophe Colomb, il découvre le monde à ma place.  C’est ma deuxième vie. Il est moi, je suis lui. Lequel des deux est le plus vivant ?

lundi 11 novembre 2013

Cadix, Andalousie


Ce roman d’Arturo Perez-Reverte est un mélange subtil de roman historique et de roman policier, en passant par une description de l’art de la guerre, du point de vue des artilleurs, des commandants ; de l’art de la contrebande, étroitement mêlée au commerce maritime florissant et à la guerre. Et aussi un roman d’espionnage, ou, pourquoi pas, patriotique. Reste encore une petite touche d’amour absolument impensable entre deux êtres qui appartiennent à des castes trop éloignées. Voilà, vous avez tous les ingrédients de « Cadix, ou la diagonale du fou » (Maspero, 2011). Sur fond de presqu’île, terre entourée d’eaux, mer ou étiers et d’un peuple qui ne vit que pour et par la mer. Ah, la mer, que le marin déteste et que l’armateur adore. L’un y vit, l’autre en vit. Bien entendu, c’est toujours le patron qui gagne, pas le corsaire. Celui qui paie l’autre et qui reste à l’abri. Oui, c’est vrai lui aussi prend des risques mais c’est pas tout à fait pareil. C’est l’éternelle histoire des riches et des pauvres. Comme on pouvait s’y attendre, l’amour a peu de poids et guère de chance de triompher.
L’écriture est serrée, il y a des tonnes de choses à dire, au travers de ces morceaux de vie mêlées. Un peu trop peut être ? L’auteur n’a pas su ou pas voulu démêler les fils de toutes ces histoires enchevêtrées, à nous de tirer sur tel ou tel fil. De toutes façons on sent bien que tout va mal finir ou pas finir du tout : certains meurent, coupables ou non, et de quoi ? Les envahisseurs se retirent sans avoir vraiment perdu de bataille et chacun suit sa trajectoire personnelle dans ce grand branle-bas plus pesant encore que la vie ordinaire, puisque c’est la guerre. Une vie, des vies mouvementées mais qui n’altèrent pas le grand ordonnancement des choses, où les plus petits vivent et meurent selon le bon vouloir des plus grands, des nantis, des bien nés.
Un grand travail de recherche, des chapitres très documentés, des détails historiques, qui donne un roman noir et coloré, au propre comme au figuré. Manque le je ne sais quoi qui lierait le tout. Une vraie histoire d’amour peut-être ? Oui, ça n’existe que dans les livres… ben justement.

mercredi 30 octobre 2013

Fragment(s) d'exposition(s) - 2


Comme les musiciens, il y a des peintres plutôt « scientifiques ». Non seulement ils savent dessiner et peindre des figures, des paysages, mais en plus, ils jouent avec la gamme des couleurs, la gamme chromatique, pour faire des effets. Quand en plus ces effets se mirent dans l’eau, on peut dire que c’est réussi. C’est ce que l’on voit au cours de l’expo « Signac les couleurs de l’eau », au musée Fabre de Montpellier, musée qui a su attirer du monde par des expositions majeures, originales, dans lesquelles non seulement on voit de nombreux tableaux originaux mais on peut également y apprendre les côtés techniques des choses, les dessous des cartes si j’ose dire en parlant de tableaux. Chacun y trouve son compte, quel que soit son degré d’appréciation personnelle des œuvres. On y découvre plusieurs styles : pour Signac, on peut y voir les dessins de base, réalisés sur place, dehors, qui ont servi de « brouillon » en quelque sorte et le travail, parfois très minutieux, très recherché, de l’artiste sur les couleurs, réalisé ensuite dans l’atelier. C’est du néo impressionnisme, taches de couleurs encore plus fouillées, plus détaillées, décortiquées. Ce sont des tableaux qu’il faut voir de loin, il s’agit donc d’essayer d’éviter les groupes agglutinés… Ce n’est pas toujours facile, mais c’est plutôt gratifiant. Et puis l’avantage dans ce genre de technique, c’est que chacun va vers ses préférences en matière de couleur, pour l’une c’est l’orangé, pour l’autre le bleu et le vert… chacun son choix. On ne reste donc pas tous devant le même tableau et c’est tant mieux.
En matière de peintres, ce mois d’octobre était foisonnant. A Paris, au GrandPalais, c’était une grande expo sur Braque, Braque le patron, comme l’appelaient certains. Il faut dire qu’il a traversé deux siècles et surtout deux guerres, ce qui n’est pas peu dire et explique peut-être ce côté « triste », « gris », qu’on lui prête parfois, à tort ou à raison, je ne trancherai pas. Il était pourtant contemporain de Picasso, alors que ce dernier a échappé aux guerres et a fait des tableaux plus gais, plus colorés, plus mouvementés. Mais Braque, en fait, et cette expo le montre bien, a plusieurs facettes, plusieurs palettes, plusieurs couleurs à son pinceau. Pinceaux qu’il mettait dans des grands pots, à l’envers. Et ses tableaux peuvent être mordorés, mélangés à du sable ou de la sciure de bois, étonnante diversité. On connaît si peu Braque, se dit-on au sortir de cette expo, il a fait des choses si différentes, comme ces séries de paysages, à la fin de sa vie, petits tableaux format paysage justement, aux couleurs si diverses que chacun choisit le sien. Entre le cubisme analytique et les oiseaux du Louvre, tout un parcours se fait, s’est fait, et si Braque n’a pas tout compris du monde rugissant qui l’entourait, nous on comprend un peu mieux le cheminement de ce « patron » qui, à chaque coup de pinceau, tentait de libérer ce qui faisait l’humanité de chacun d’entre nous.

La Suisse, on ne peut pas dire que ça ait un air coloré. Pourtant Félix Vallotton, peintre, était suisse d’origine et avait une certaine manière de peindre le vert et le jaune qui n’appartenait qu’à lui. Toujours au Grand Palais, de grandes étendues colorées, bien délimitées, pour mieux montrer les contrastes. Les contrastes entre ce qui se voit et ce qu’on devine. Les frontières entre ce qui est vrai et ce qu’on doit deviner. Cela pourrait être un jeu dans chaque tableau ; sauf que chacun voit des choses différentes, selon son état, son humeur, son bon vouloir. Bon, il faut bien l’avouer, Vallotton n’était pas très tendre envers les femmes. Mais pas vraiment non plus envers les hommes, ses semblables. Tout un monde de tromperie qu’il peignait en couleurs. Comme le dit si bien Maryline Desbiolles, dans « Vallotton est inadmissible » (Seuil, 2013), pour de nombreuses raisons, qui ne sont pas forcément les siennes, il nous accompagne tout au long de la vie, parce que certains de ses tableaux sont attachants. Peut-être vaut-il mieux ne pas se demander pourquoi, de peur de plonger dans ce vert, dans cette ombre, dans ce non-dit, ce suggéré, un peu dangereux, un peu effrayant.
Evidemment, après les couleurs de Vallotton, se retrouver au milieu des noirs et blancs des grandes photos de Salgado, ça faisait un contraste un peu trop violent. A la maison européenne de la photographie à Paris, Genesis est un choix de plusieurs dizaines de photographies réalisées (au milieu de combien d’autres ?) pendant une dizaine d’années, sur la Terre : des montagnes, de la neige, des animaux, des forêts, des déserts, des peuplades restées comme à leur origine. Certaines photos sont très belles, fruits peut-être d’une longue patience ou d’un hasard délicieux. D’autres oscillent entre nature et studio, on n’ose décider, quand on voit ces éléphants dormants, comme rangés en vitrine, du plus petit au plus grand, alors qu’ils se trouvent pourtant dans leur milieu naturel. On croit rêver quand on voit ces manchots à jugulaire dans leur descente enneigée d’une moitié de banquise, dansants, s’amusant, ou est-ce juste un mirage ? Et on reste muet devant la beauté majestueuse de ces deux roussettes prises en plein vol, d’en dessous, au milieu des arbres dénudés. Le choix du noir et blanc systématique reste un mystère, surtout pour certaines photos qui gagneraient à la couleur : plumages et coiffes de chefs indiens ; déserts et dunes qui pourraient être chauds ; écailles d’iguane brillantes et moites. On fait le tour du monde, le tour d’un monde qu’on connaît à peine car ce monde n’est pas tout à fait le nôtre. Ni les hommes ni les animaux qui le peuplent ne nous connaissent, nous ne connaissons ni ces paysages, ni ces montagnes,  ni ces arbres, grandioses, millénaires. Tous ceux-là n’ont pas besoin de nous. Avons nous besoin d’eux, demande Salgado, et pourquoi ?

mardi 22 octobre 2013

Du vent dans l'escarcelle_1


J’habite au 3 rue Léonard de Vinci et les seules vraies peintures que j’ai vues sont celles laissées chaque nuit par les taggers sur les façades aveugles de la cité. Elles sont colorées, ça oui, mais belles, je peux pas dire. De toutes façons, elles ne restent pas bien longtemps. De nouvelles apparaissent, ni mieux ni moins bien que les précédentes. Le matin, les bidons traînent encore par terre et l’odeur me prend à la gorge, quand je passe devant, en allant au collège.
Je sais qui est Léonard de Vinci car on a un cours d’histoire de l’art. Depuis que les programmes ont changé, il paraît. Moi, ça me plaît bien et le prof est sympa. Il dit qu’il aimerait bien nous amener au Louvre mais il manque les financements. J’avais cru comprendre que les ZEP devaient avoir plus de facilités, dit le prof. Que l’ouverture des banlieues à la culture devait être favorisée. Mais que dalle, on préfère nous amener au grand air, loin de la ville ou réparer les poteaux de basket. La culture, ça passe toujours en dernier, qu’il dit. Et quand les gosses des quartiers vont à la ville, ils s’installent plutôt dans le centre commercial. Alors il se contente de nous montrer de belles reproductions. Certaines sont accrochées aux murs, pour la chronologie, qu’il dit. Une par grande période, depuis l’Egypte, mais y a des trous. Et pour certains siècles, il en a punaisé plusieurs.
Pour le XVIème, il a pas choisi la Joconde. Vous pourrez la voir dans n’importe quelle bibliothèque, je préfère vous montrer un autre visage de Léonard. Je ne sais pas dans quelle bibliothèque on pourrait voir la Joconde, pas celle du collège en tout cas, c’est pas faute d’avoir cherché. C’est un visage de femme. Une Vierge qu’il a dit. Je ne suis pas certain de savoir ce que c’est, une Vierge, surtout pour lui, mais ça m’est égal. J’aime bien ce visage, doux avec un voile léger qui tombe sur le front. Ma soeur Leïla pourrait lui ressembler si elle ne portait pas, comme d’autres avec elle, ce voile opaque et si épais qui lui cache la moitié du visage et retombe sur ses épaules. On ne sait pas si c’est pour circuler en liberté sans craindre les rires gras des garçons ou pour énerver les parents. Ou les autres. Ma mère, ça l’énerve, elle dit qu’elle est pas partie de là-bas pour s’y retrouver. Elle dit qu’ici une femme peut se promener en short et en pantalon, faire du vélo ou du sport et que Leïla devrait en profiter au lieu de jouer à la rigoriste. Leïla, elle répond jamais, ça énerve encore plus ma mère. Mon père, lui, il dit rien, comme d’habitude. Peut-être qu’il n’est pas tout à fait d’accord avec ma mère mais il ne veut pas se fâcher alors il laisse dire. Et il laisse faire Leïla. Moi je crois que Leïla ne sait pas trop à quoi il sert, son voile, mais ça fait genre, même si elle aurait sûrement pu trouver autre chose.
Dans la chronologie de l’histoire de l’art, y en a pas, de femmes voilées, elles seraient même plutôt déshabillées. Pourtant, le prof a fait attention à ses choix, sûrement pour pas se faire engueuler par des parents. Mais nous, on cafte pas, on aime bien les voir, les belles déshabillées, puisqu’on a le droit. Il a mis aussi des statues d’hommes nus, et ça, ça nous fait moins rigoler. C’est pour ça que je comprends un peu Leïla, le voile, c’est son armure. Mais y a sûrement d’autres moyens, même dans cette cité.
En tout cas, Léonard, lui, il pouvait peindre ce qu’il aimait, même si le prof dit qu’il a pas toujours été le bienvenu partout, j’ai pas très bien compris pourquoi. Il nous a dit qu’à lui aussi, il était arrivé de peindre sur des murs, comme les taggers. A l’époque, ça se faisait et ces peintures-là étaient aussi éphémères : l’une a disparu très vite et l’autre part en lambeaux dans une église du nord de l’Italie. Une histoire de pigments, dit le prof. Comme pour la couleur de la peau. Qui elle, ne disparaît pas.

vendredi 11 octobre 2013

Le minois de Manon


C’est l’éternel destin : le destin des femmes qui sont châtiées lorsqu’elles ne suivent pas le chemin que leur ont tracé les hommes. Dans le cas de Manon, opéra français de Massenet, la jeune fille a 16 ans et comme elle a envie de s’amuser, on l’envoie au couvent. Bien entendu, en chemin, son joli minois fait des ravages, un jeune homme est séduit et ils se sauvent vivre leur vie. Sauf qu’à l’époque, il faut le consentement du père, qui détient les subsides. On sauve le jeune homme mais on laisse la jeune fille s’enliser dans une vie de courtisane, qui lui plaît, elle qui n’avait rien. Ca finit très mal, pour Manon qui meurt, pour son chevalier Des Grieux qui reste vivant mais désespéré. Pour combien de temps ?
Il faut bien le dire, le livret a de grandes faiblesses et des raccourcis saisissants (si on n'a pas lu le roman d'origine). Mais c’est un opéra comique.  La mise en scène de Laurent Pelly, au théâtre du Capitole, est inégale, avec de très bonnes idées (les scènes des chœurs d’hommes face à Manon), d’autres moins compréhensibles. Il faut dire que les décors sont lourds, avec des lignes de perspective fuyantes ou de guingois, pour dire quoi ? On rit parfois, surtout lorsque les trois coquettes sont sur scène et on pleure aussi, sur cet amour impossible. Manon n’est pas une vraie coquette, elle ne suit pas complètement les règles et s’écarte du chemin. On se dit qu’aujourd’hui, ce serait plus facile, même si ça finirait mal aussi, mais on n’en mourrait pas quand même ! Plus de morale, plus de serments, moins de mariage (il n’en est guère question cependant), tout fiche le camp. Ce n’est quand même pas un opéra révolutionnaire et pour ma part, dans le genre français, je préfère nettement Carmen, qui transporte et va plus loin, dans le comique comme dans la tragédie, avec de bien plus beaux airs.

jeudi 26 septembre 2013

La liste de mes envies


Malgré une histoire cousue de fil blanc, merci à G. Delacourt d’avoir libéré le désir d’enfin écrire cette liste.

Donner 3 millions à ma sœur aînée pour qu’elle puisse s’offrir la maison de ses rêves avec tout ce qu’elle voudra autour
Aller voir la petite fille de Colombie que je parraine pour qu’elle puisse aller à l’école ; lui permettre d’être heureuse dans sa famille, sa communauté, son quartier, son pays
Acheter enfin une maison, ma maison ne surtout pas demander le prix et faire le chèque avec désinvolture
Passer une année entière à passer d’une ville à l’autre, d’une expo à l’autre, d’un opéra à l’autre
Oser entrer chez Hesmé rue Montardy, tout essayer, tout acheter ( ?)
M’offrir 3 jours en balnéo, massages et pierres chaudes sans avoir rien d’autre à faire
Acheter les mille paires de chaussures qui me manquent
Revoir Rome et Santorin
Offrir un voyage de rêve à tout un chacun
Essayer d’écrire toute une année, avec ou sans succès
Mettre mes enfants à l’abri du besoin
Partir en vacances avec eux, sans souci du lendemain
Essayer un vélo électrique
Remplacer bière par champagne
Ne plus être « obligée de faire »

Mais je ne réussirai pas à

Obtenir une paix durable dans le monde entier

samedi 21 septembre 2013

Amène ton cycle


Entre la bibliothèque de Rangueil et le Musée des Transports et de la Communication
J’ai entendu, à chaque feu rouge, par les vitres ouvertes des voitures, aboyer des rappeurs mais jamais du Mozart
J’ai entendu le silence ouaté de la cour d’école, vide et calme
J’ai entendu tomber la première feuille d’automne
Au musée…
J’aime l’idée des caténaires de la SNCF consignées : ont-elles été rapportées et de quel montant était la consigne ?
J’aime la gare Matabiau toute seule, sans ses bâtiments laids enfin détruits
 J’aime les vieilles malles toutes de cuir et de clous qui prennent la poussière dans les musées, comme de vieilles photos en noir et blanc dans les greniers
Entre Jules Julien et La Boule
Je déteste être enfermée quand l’air est tiède et le vent doux
J’aime pas les longues façades blanches aux mille fenêtres hermétiquement fermées
Je déteste les endroits où l’on dresse les chiens, pour leur apprendre à mordre ceux que leur maître n’aime pas
Dans la Boule…
Je me souviens de l’histoire de Petit Castor et l’Echo, que je racontais le soir à mes enfants
Je me souviens des mille petits objets inutiles que l’on garde chez soi, au cas où
Je me souviens que je suis claustrophobe quand je suis dans un endroit trop confiné
De retour à la bibliothèque…
J’ai envie de savoir lire, écrire et parler dans toutes les langues
J’ai envie que la pluie ne tombe que la nuit
J’ai envie d’avoir un vélo électrique

Merci à Marie (association Yaksa) et Alice (La maison du vélo) pour l’atelier d’écriture en vélo

dimanche 15 septembre 2013

Autrefois, mon grand-père


Mon grand-père paternel s’appelait Emile. Il était cordonnier. Lorsqu’on venait chez lui avec des chaussures neuves, il les prenait dans ses mains et les observait longuement, les jaugeait en quelque sorte. Il me semble qu’il sentait le cuir quand j’étais petite, mais c’est sans doute un faux souvenir. A l’époque, la majorité des « souliers », comme il disait, étaient en cuir, cirés et lacés, pareils à ceux que lui-même a toujours portés. Je n’ose penser de ce qu’il dirait des tennis à la mode toute l’année et en toutes occasions ou des sandalettes aux semelles si fines, que le moindre caillou leur fait un trou. Plus de souliers cirés, plus de fabricants de cirage, plus de cireur de souliers, sauf dans les souvenirs de ceux qui ont plus de 65 ans aujourd’hui, et encore. On dirait bien que seuls les militaires  continuent à cracher sur le cuir de leurs bottes chaque matin.
Mon grand-père venait du Nord et en conservait parfois certains accents, certains mots prononcés bizarrement, qui nous étonnaient et nous faisaient rire. Je n’ai jamais su pourquoi il avait dû partir de là-bas. Peut-être pour suivre ma grand-mère, qui travaillait à La Poste et avait dû être affectée ailleurs. Ils habitaient dans une maison de ville, rue de la Bourie rouge, à Orléans. Ma mère nous y laissait parfois, ma soeur et moi pour quelques jours. On y mangeait de la soupe le matin, et aussi de la crème au chocolat que je n’aimais pas. C’était une drôle de maison, dont je me souviens encore : des meubles fabriqués en Bretagne, sûrement acquis lors du mariage, couverts de petits personnages sculptés qui me fascinaient, deux chambres séparées et des toilettes où il y avait plein de magazines aujourd’hui disparus. Ca sentait le cuir car on y rangeait toutes les chaussures. Où range t-on les chaussures de nos jours ?


Contrairement au petit cordonnier de la chanson (F. Lemarque), mon grand-père était grand, fort et moustachu. Il avait une belle voix de baryton et adorait pousser la chansonnette lors des repas de famille. C’est grâce à lui que j’ai connu « Proserpine », « Marguerite, donne moi ton cœur » et une histoire de blonde auprès de qui il faisait bon et qui faisait mon bonheur… Il fumait en cachette de ma grand-mère qui n’était pas dupe et partait faire de grands tours en vélo, qu’il aimait bien mieux que la voiture. Plutôt qu’en ville, il aurait sûrement mieux aimé habiter dans un petit village dont il aurait pu faire le tour à vélo, en disant bonjour à tout le monde. Plutôt que son balcon de fin de vie, il aurait sûrement mieux aimé biner son potager jusqu’au bout, pour ramasser de quoi faire la soupe du soir. Je sens confusément qu’il y a eu dans la vie de mon grand-père beaucoup de renoncements. Je ne saurais jamais s’il a été heureux quelquefois. Je ne sais presque rien d’eux en fait et c’est comme ça. Les quelques souvenirs qui me restent, des flashs, sont comme de vieilles photos de la France des années 60, perdues dans un tiroir ou qu’on retrouve entassées dans une boîte, à vendre, quelques centimes la pièce, dans une brocante.

dimanche 8 septembre 2013

La botaniste et Zeus


On raconte que j’ai été élevé sur cette montagne, sèche, rocailleuse et aride, autour d’une sorte de grotte difficile d’accès. C’est en tout cas ce que croient les prêts à tout, surtout à clamer haut et fort qu’ils ont gravi le millier de mètres de la « Zas mountain », en suivant un sentier de cailloux sous un soleil de plomb. Les autochtones les regardent d’un œil atone, incrédule ou malicieux selon leur degré de proximité avec cette nature qui les entoure. Les moutons et les chèvres n’en croient pas leurs oreilles et continuent leur propre cheminement le long des murets en pierre, bâtis par leurs bergers et qui font comme des guirlandes accrochées au flanc des collines, comme un immense canevas vert et ocre.
 Moi, je me garde bien d’émettre le moindre avis. Avec ou sans eux, je m’étire le long des versants ensoleillés, je les parcoure en tout sens, reniflant les dos des bêtes à corne ou à laine. Je me laisse guider par les papillons, je regarde détaler les lapereaux à chaque son de cloche. Je redécouvre chaque jour toutes les sentes qui pourtant m’ont vu grandir, je continue à chercher en vain le moindre méandre de ru minuscule ou invisible.
Je sais que les richesses de cette montagne sont souterraines et indestructibles, même s’il suffirait de peu pour que cette terre redevienne désertique, abandonnée, dépeuplée. C’est déjà ce qui est arrivé il y a quelques milliers d’années, bien après la disparition d’Ariane et de ses rires enfantins, lorsqu’elle faisait semblant d’être effarouchée par les assiduités de ce grand vagabond brun. 

Barbu bouclé, mon deux fois fils, voyageur infatigable et amoureux, qui a réussi à lui faire oublier cet autre prêt à tout, surtout à repartir encore à la conquête d’autre chose, plus loin. Le barbu a emporté Ariane et avec elle la joie de vivre de cette île. La joie de vivre, une des seules choses que les humains consentent encore à concéder au grand barbu bouclé, lorsqu’ils s’enivrent à sa gloire. Pour moi et tous les autres, il ne reste que pierres, ruines et oubli.
Je reviens donc sans cesse à cette île et sa montagne dont j’ai la nostalgie. Trop sans doute. Mais le reste du monde n’est que bruit et fureur, que je ne comprends plus. Les terres voisines sont secouées de tremblements, qui proviennent du sol même, ou, bien plus souvent, des humains qui les peuplent. Les conquêtes ne se font pas dans la douceur. Alors qu’ici tout est calme, loin des morceaux de bravoure, inutiles, vains et trop souvent mortels. Je m’y ressource, sans nul besoin de vraies sources jaillissantes et limpides, qui ne sont plus ici que des souvenirs.
Aujourd’hui il fait chaud sur cette terre désolée. Les humains grimpeurs sont peu nombreux, halètent et cheminent lentement. Ils se ressemblent tous, vus de haut. On dirait presque des chèvres, en file indienne, qui courent le long des murets de pierre ancestraux. Mais ils filent moins vite et n’ont plus besoin de berger. Celui-ci, pourtant, paraît différent. Sa démarche est légère, son sac, s’il existe, ne paraît pas pesant. Sa tête tourne gracieusement de part et d’autre du sentier, sans hâte, comme on se promène sans but bien défini, à part celui, justement, de se promener. Un peu comme je le fais si souvent lorsque je suis ici. Je m’arrête un instant pour l’observer. Ce frêle humain est une femme. Elle porte bien un sac mais il semble si léger qu’on dirait bien qu’elle ne porte rien. Elle ne va pas aussi vite que les autres et semble déjà connaître ce sentier. Pourtant, je ne me rappelle pas l’avoir jamais vue. Intrigué, je continue à surveiller ses faits et gestes. On dirait une fleur, plutôt un insecte butineur. Elle aussi observe. M’observe ? Mais non, elle ne peut avoir conscience de ma présence. Elle ne peut même pas y penser. Elle a l’air décidé, sans que cela ait l’air important. Va t’elle grimper tout en haut ? Non, ce n’est pas son but. Elle s’arrête quelques centaines de mètres avant, dans la seule oasis de ce tumulte en feu : un grand arbre feuillu et branchu qui répand une ombre bienfaisante, sinon rafraîchissante. Peu lui importe. Elle sort de son sac trois grands livres et les installe ouverts sur des roches. L’aspect léger du sac n’était qu’un leurre, ces volumes sont de véritables encyclopédies ambulantes. Elle sort du sac d'autres ustensiles encore : loupes, pinces, carnet de croquis, crayons et pages blanches. Je suis subjugué. Posément, elle prélève délicatement les quelques spécimen de la flore qui réussit à subsister maigrement dans cette ombre chaude. Elle les observe de ses yeux clairs, à la loupe, note quelques mots, vérifie des définitions, fait des comparaisons avec les illustrations des encyclopédies, écrit enfin des commentaires dans son carnet. Tout cela dans un calme impressionnant. Elle est tout à son travail, sa passion. Je ne sais même pas si elle a emporté de l’eau pour se désaltérer.

Bien entendu, mon âme de séducteur reprend le dessus mais je ne sais comment m’y prendre. Trop attendri sans doute. Je sens confusément que lui montrer ma puissance serait vain. Je pourrais lui faire découvrir une fleur étrange et improbable. Un don à la fois tendre et puissant. Ou me transformer moi-même en arbrisseau pour me laisser frôler et caresser par ces mains curieuses. Oh oui, je pourrais, ne me suis-je pas déjà converti en cygne magnifique pour séduire une belle ? Même le grand Léonard a dû s’adonner un temps à la botanique pour rendre plus réel le décor de cette affaire. Seules les copies restent, le tableau original est perdu. Il me ressemblait trop, à chaque fois le regarder me faisait mal. Personne ne pouvait à ce point peindre à la fois l’irréel et ce qu’il voulait dire. Léonard avait la grâce des anges dans sa peinture, je l’ai protégé du mieux que j’ai pu.
Aujourd’hui, plus personne ne me sculpte ou ne me peint. Je me sens aussi seul qu’un guerrier impuissant, debout au milieu d’une mer de cadavres immobiles, après un combat contre on ne sait plus trop quoi. 
Reste ma montagne et le peuple qui m’a créé. Cette frêle humaine en fait partie. Elle sait que le temps n’a pas de prise sur le rocher, l’arbre, les plantes qu’elle observe. Elle fait donc son travail lentement, consciencieusement. Elle aussi est amoureuse de cette terre, à sa manière, car elle connaît tout de son histoire, de la mienne et se met juste à sa place. Elle vit dans l’instant et travaille pour apporter sa toute petite contribution à quelque chose qui la dépasse un peu. Tout un monde que les humains croient connaître et qu’ils ne font qu’effleurer.

Naxos, août 2013

dimanche 1 septembre 2013

au British Museum, la Grèce


Au fil des chemins tortueux, des routes pentues, des sentiers caillouteux de toute la Grèce, on peut trouver des vestiges de la civilisation antique, aux pierres si méconnues mais aux dieux encore tellement vivants. Pour concevoir cette antiquité, lorsqu’on n’est pas spécialiste, un bon guide qui raconte bien est nécessaire. Car réussir à remonter le temps devant quelques colonnes encore debout et une statue sans tête mais encore drapée dans sa toge n’est pas donné à tout le monde. Et imaginer la splendeur passée de Démeter devant des blocs de pierre alignés, même nombreux, n’est pas chose évidente.





Alors il reste les musées, ou l’Acropole et ses vestiges aux noms prestigieux. Le site entier de l’Acropole, incluant l’agora grecque (si on arrive à temps pour visiter), son musée flambant neuf et jusqu’à l’Olympion peut encore faire rêver malgré les ruines, l’érosion, l’abandon. 

Un fantôme de théâtre garde encore quelque chose de Dyonisos ; de multiples statues de Poséidon conservent leur puissance ; les divers Apollons leur splendeur, malgré l’isolement de chacun. On n’a aucune idée de l’ensemble, sauf qu’on se sent tout petit devant ces portes immenses, ces colonnes de temples colossaux, ces portiques élancés. On se souvient à peine des enseignements sur la Grèce antique, civilisation fondatrice et comme on n’a pas fait de grec ancien, on tente de rassembler le peu de racines des mots qui nous restent. Bref, on reste assez loin de l’Histoire.
Le tout nouveau musée de l’Acropole aurait pu réussir à la faire revivre. Le tour de force est réel, d’avoir reconstruit à l’identique – mis à part les dimensions des colonnes – le Parthénon dans son ensemble, pour que le visiteur comprenne enfin ce que voulait dire la puissance grecque et la vénération des dieux, Zeus et Athéna au tout premier plan. On tente de recréer la magie des lieux, on essaie de rêver aux morceaux absents, détruits ou volés. Car voilà qu’au détour d’un commentaire, on apprend le pillage général. Que les Grecs aient construit leurs nouvelles habitations avec les pierres des anciens sites, passe encore, qui n’a pas fait de même ? Mais qu’un Lord Elgin, 7ème du nom, détache et emporte allègrement la plus grande moitié du portique est du Parthénon, en vue de faire fortune une fois rentré dans son Angleterre natale, alors ça non, ça ne passe pas.
Lorsqu’on a fait tous ces kilomètres, lorsqu’on a enfin monté toutes ces marches, lorsque nos yeux se posent enfin sur les caryatides tant attendues, on ne veut que croire ce que voient nos yeux.
Or oui, celles qui sont dehors, exposées au vent, sont des copies. Soit, la copie est bien faite et on n’y voit goutte, d’ailleurs on ne les voit que de loin et même les copies ont droit à des machines moches qui mesurent l’humidité et dieu sait quoi encore pour ne pas qu’elles soient abîmées ; c’est dire la valeur des copies. Alors on se console en allant voir les originales, gardées à l’intérieur, hors contexte, comme un trésor. Et là encore, on apprend que la sixième caryatide, celle qui fait de l’Erechtheion l’un des plus beaux vestiges debout, se trouve… au British Museum, à Londres. Grâce au fameux Lord, qui, s’il n’a finalement pas fait fortune, a fait celle de la capitale anglaise : après avoir fait la fine bouche, elle a pu racheter la totalité des vestiges rapportés, à bas prix et pour sa plus grande gloire, juste après la pierre de Rosette.
Franchement, on aimerait bien que les Anglais rendent à la Grèce la sixième caryatide, et puis aussi la tête de cheval du char de Séléné avec ce qui reste du portique est du Parthénon, les bas-reliefs et tout ce que Lord Elgin a emporté sans vergogne. Leur vraie place est au nouveau musée de l’Acropole, aux côtés de tout ce qui y est exposé.
 







Il paraît que la tendance, dans les pays ex colonisateurs, est enfin à rendre aux pays ex colonisés leurs trésors pillés lors de longues années d’explorations dévastatrices. La France aurait récemment rendu une tête de chef kanak à la Nouvelle Calédonie indépendante, après des années de tergiversations, de recherches dans les inventaires oubliés, et autres négociations hautement diplomatiques. Alors, la sixième caryatide en cadeau d’inauguration du musée de l’Acropole, ça serait un sacré symbole de solidarité européenne, non ?

dimanche 28 juillet 2013

L'allemand sans l'Allemagne


Les romans de Martin Suter ont tous cette première particularité de commencer un peu lentement, le temps que les personnages soient présent(é)s. Et d’un seul coup, ça démarre, on ne lâche plus le livre jusqu’à la fin. Ce sont toujours des histoires à la limite du rêve et de la réalité, quasi science fiction, mais les héros retombent toujours sur leurs pattes car ils sont souvent d’une singulière finesse. La deuxième particularité est l’étonnante polynationalité de ces histoires. Je veux dire qu’elles pourraient se situer partout en Europe, au sens large, sans en changer un mot. Je veux croire d’ailleurs que Suter réclame une traduction en ce sens. Chacun s’y reconnaît facilement, sans tomber pour autant dans la neutralité, les personnages sont bien là, avec leur histoire, leur personnalité, cosmopolite, étrange et pourtant si proche, si reconnaissable.
Cette histoire-là, « le temps, le temps » (Christian Bourgois éditeur – 2013) veut nous faire croire à l’inexistence du temps qui passe, auprès de deux hommes affaiblis par la mort de leur moitié. L’un veut y croire, l’autre fait en sorte que l’impossible puisse avoir lieu. Bien sûr, l’affreuse réalité les rattrape et nous avec, mais ce n’est pas ce qu’on croit. Cette histoire est impossible à raconter, alors il vaut mieux la lire. Ca tombe bien, le format poche peut s’emporter si facilement en vacances et se conforme tellement à un type de lecture rapide, enlevée, légère, angoissante juste ce qu’il faut. Une écriture décomplexée, étonnante langue allemande qui peut être légère si elle veut. Mais elle ne veut pas toujours. Profitons de ce style, qui nous fait passer de si courts moments d’(in)existence, dans la vie d’un autre, avant de retrouver, à la rentrée, notre quotidien réglementé.

lundi 22 juillet 2013

Roman médiéval sauce catalane


Les mythes ont la vie dure. Et lorsque un écrivain en ravive un, resté plutôt inconnu ou plutôt méconnu, on peut s’y plonger dedans avec délices. Erec et Enide, de Manuel Vasquez Montalban (Seuil 2004), commence comme un discours intellectuel et ennuyeux, un peu pontifiant et réservé aux seuls spécialistes, petit cercle de professeurs de littérature médiévale. Mais ce roman est heureusement à trois voix, très discordantes les unes par rapport aux autres, même si elles finissent par se retrouver, tout à la fin, avant de se séparer pour toujours.
Erec c’est Pedro et Enide c’est Myriam, qui vont se confronter aux mêmes épreuves dans une dure réalité, aux fins fonds d’une Amérique latine sans foi ni loi. Leurs parents adoptifs, eux, sont mariés mais n’ont quasiment rien en commun, ne partagent rien, depuis si longtemps. Leur réalité, confrontés comme ils le sont à la vieillesse ou la mort, n’est pas vraiment plus simple à vivre même si elle a l’apparence d’être facile. Il ne s’agit pas d’amour courtois, il s’agit de tromperies, de petites lâchetés, de laisser faire. L’amour, courtois ou pas, survit-il à la vie quotidienne ? C’est ce que se demandent Pedro et Myriam, la réponse n’est pas donnée par Montalban.
Montalban a écrit des livres très différents, qu’il faut découvrir en étant toujours curieux. Ils ne se ressemblent que par leurs ineffables références culinaires, qui vont de l’étrange à l’étonnant, cuisine catalane dont seuls les catalans raffolent.
Chrétien de Troyes n’en demandait pas tant, les chevaliers de la Table ronde n’auront pas besoin de la légende d’Erec et Enide pour survivre encore et encore dans nos imaginaires, mais le point de départ de ce roman est original et il tient toutes ses promesses.

mardi 9 juillet 2013

L'inéluctable


Roy a treize ans. Il part avec son père dans une île froide et sauvage, déserte. Un séjour d’un an y est prévu.  Mais très rapidement, Roy s’aperçoit que son père n’est pas de taille à surmonter cette nature hostile malgré tous ses efforts. Son père ne sait déjà pas se débrouiller dans la vie « normale » alors loin de tout… Il est un peu dérangé, son père, ou plutôt il est faible. Est-ce un si grand tort ? Non, si on n’emmène pas son fils de treize ans dans ses déboulonnades, à lui faire croire que tout va être bien, à deux dans cette neige, avec une seule cabane et 4 mains pour tout. Rien ne fonctionne, tous les plans tombent par terre et le père de Roy ne sait que sangloter, de se voir si faible dans ce monde si hostile. Roy ne sait pas quoi lui dire, il ne comprend pas pourquoi ils sont venus ici. Il n’a pas su lui dire non et il est parti alors qu’il n’en avait pas envie. Il ne sait pas non plus lui dire qu’il veut rentrer ou s’il lui dit, se rétracte immédiatement, pourquoi ? Pour ne pas le laisser seul, encore plus démuni ? Et comme il ne sait pas comment lui dire qu’il ne peut pas rester comme ça, qu’il ne comprend pas comment ils peuvent s’en sortir, qu’il voit arriver l’inéluctable, il se sauve avant, en se tirant une balle dans la tête. C’est la première partie de « Sukkvan Island » de David Vann (Gallmeister 2008). La deuxième est plus classique : la fuite en avant du père qui n’en peut plus de se savoir vivant alors que son fils est mort et que tout est de sa faute. « Roy s’était tué à sa place en un échange convenu, c’est pourquoi Jim était responsable de sa mort. ». Mais comment et pourquoi donc les a t'on laissés partir ? Les gens qui dérivent ne trouvent guère d’aide et sombrent peu à peu, vers l’inéluctable. Seuls, comme tous les autres. Entraînant hélas d’autres âmes faibles ou mineures dans leur sillage avant la fin.
Ce premier roman se lit d’une traite, d’abord parce qu’on veut comprendre, et ensuite parce qu’on a trop vite compris. Que le désespoir n’a pas d’âge. Qu’être père n’est pas toujours facile. Que parfois, il vaut mieux un père absent qu’on peut imaginer au lieu de devoir subir celui qu’on a, sans qu’aucune porte de sortie ne soit offerte, sauf grandir. Roy n’a même pas eu cette chance.

mercredi 26 juin 2013

Quitter Tokyo


J’avais déjà pas très envie d’aller au Japon, malgré toutes les choses à y voir, certainement très belles et dépaysantes. Après avoir lu Tokyo de Mo Hayder (Presses de la Cité – 2005), sorte de polar noir, très noir, très angoissant et quasi répugnant, même les cerisiers en fleurs ne me font plus envie…
De drôles de personnages, jeunes et désaxés ou vieux et malades dans tous les sens du terme. Des bicoques désossées liées à on ne sait quel passé, des clubs où de jeunes femmes tiennent compagnie aux hommes sans que jamais le sexe vienne s’y mêler. Des hommes-femmes pleines de méchanceté, des yakusas prêts à tout pour survivre et puis aussi un vieux faux professeur chinois en sociologie en quête de rédemption, qui rencontre son alter ego en la personne d’une jeune fille anglaise en quête de vérité.
Cette seule rencontre est le plus intéressant, deux êtres si éloignés et pourtant si proches par leur histoire intime et leur part secrète, commune. Une histoire de bébés ignorants et sacrifiés. Une histoire qui finit pourtant assez bien, puisque « l’ignorance n’est pas la même chose que le mal » et que la jeune anglaise trouve ce qu’elle est venue chercher : une histoire bien réelle, un pan du passé, le massacre de la ville de Nankin qui hante les esprits encore vagabonds par delà les années qui passent et l’étouffement des souvenirs.
Les vieilles croyances mises à mal, la foi en la nature humaine à jamais disparue, chacun retrouvera finalement sa place à la fin de cette « sale histoire ». Juste une petite déception cependant : l’auteure ne nous dit pas si l’héroïne finit par l’écrire cette lettre, à celle qui finalement la sauve en lui demandant : promettez-moi qu’un jour je recevrai une lettre de vous. Une jolie lettre, qui me dira que vous êtes heureuse. Ecrite par vous, dans un autre pays, où vous serez en sécurité. Loin de Tokyo et de toute cette boue inhumaine. A nous d’imaginer d’où elle va l’écrire…